La tragédie regardée en face et le dilemme posé à la Suisse

Publié le 13 octobre 2023
L’incursion du Hamas sur le territoire d’Israël et les atrocités commises soulèvent une énorme vague de colère, d’appels vengeurs. L’impéritie de l’armée et du gouvernement Netanyahou ont provoqué la stupeur. Réactions compréhensibles. En face la destruction et l’étouffement en cours de la bande de Gaza suscite l’horreur. Mais n’est-il pas temps de considérer la tragédie plus froidement, avec un regard sur le passé – comment en est-on arrivé là? – et sur les avenirs possibles de cette région, des pires aux moins désolants? Même loin du sinistre théâtre, nous sommes tous concernés. La Suisse aussi, car elle peut, plus que les autres Européens, jouer un modeste rôle.

Premier constat: dans le concert assourdissant des voix qui partout commentent les événements, les plus profondes, même minoritaires, viennent d’Israël et des Juifs de l’étranger qui entendent réfléchir au fond du problème. Ils ne se voient pas, comme nous, en observateurs mais en sujets, en acteurs du drame. De l’historien Elie Barnavi à la militante pacifiste Michèle Sibony et tant d’autres en Israël et à travers le monde. Tel le journaliste franco-israélien de Jérusalem, Charles Enderlin qui publie ces jours un livre intitulé Israël, l’agonie d’une démocratie (Ed. du Seuil) et ressort un ouvrage précédent, de 2009, Le grand aveuglement (Ed. Albin Michel). Il y racontait comment, après l’assassinat, en 1995, par un fanatique juif de Yizhak Rabin, le Premier ministre partisan du dialogue, signataire des accords d’Oslo, les gouvernements suivants ont soutenu l’émergence du Hamas pour affaiblir, finalement anéantir le pouvoir de l’OLP, de l’Autorité palestinienne. Devant l’émergence de l’islam radical, dès 2007, Gaza fut en revanche bouclé, devenant «une prison à ciel ouvert», avec 2,2 millions de personnes sur un territoire grand comme la moitié du canton de Neuchâtel. La guerre d’aujourd’hui commençait à petit feu. Tandis que plus récemment, le gouvernement ultra-nationaliste et religieux de Jérusalem appuyait par tous les moyens les colons juifs grignotant sans relâche le Territoire palestinien de Cisjordanie.

Rappeler cela est considéré, dans le récit dominant du conflit, comme une relativisation coupable de l’agression abominable du Hamas le 7 octobre. Cette courte vue conduit à l’impasse de l’avenir. Le gouvernement Netanyahou veut écraser le Hamas en faisant de Gaza un champ de ruines, tuant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, désignés par le ministre de la Défense comme des «animaux humains». Et dans la foulée, sauf sursaut de la raison, sans négociations, les 100 à 150 otages promis aussi au pire.

C’est sur ce point, dans l’immédiat, que la communauté internationale peut tenter d’agir, connaissant la tradition d’Israël de tout faire pour sauver la vie des siens, et la volonté du Hamas de libérer des milliers de détenus palestiniens, de son bord ou pas. Qui peut s’y mettre? L’Egypte, le Qatar et la Turquie ont des contacts avec l’organisation islamiste et Jérusalem, mais ils sont trop impliqués, plus ou moins directement, pour viser un dialogue équilibré. Les Européens? Ils ont rompu toute relation avec les maîtres de Gaza. Seule la Suisse leur parle encore. Au plan humanitaire, seul le CICR peut s’efforcer de le faire.

S’il existe un espoir, aussi ténu soit-il, d’aboutir à des pourparlers secrets, le chemin helvétique est le plus propice. Mais voilà qu’à Berne, le Parlement clame sa volonté de décréter le Hamas comme organisation terroriste et de couper ainsi les ponts. Le Conseil fédéral approuve… en retardant cependant l’application de ce vœu. Car ses diplomates, dans l’ombre et le silence, sont à l’œuvre, espérant rendre possible ce qui paraît impossible. Les pulsions émotionnelles du moment ne sont pas bonnes conseillères.

Cela dit, la question des otages mise à part, les chances de paix entre Israël et son voisinage colonisé ou bombardé n’ont jamais paru aussi désespérées. Car la révolte palestinienne, latente ou active, est récupérée, à la différence d’autrefois, par des fanatiques religieux qui veulent l’éradication d’Israël. Ce que ne demandait pas Yasser Arafat. Et parce qu’en Israël, grâce à un Premier ministre accroché au pouvoir depuis des lustres, ce sont aussi des mystiques ultra-belliqueux, les «millénaristes», qui sont montés en puissance, hors de toute réflexion rationnelle.

Tous les voisins de la tragédie, Européens compris, feraient bien de réfléchir à ses retombées possibles. Une fois passées les simples clameurs d’indignation. Car la guerre sera longue. L’écrasement de Gaza est en cours, il sera toujours plus meurtrier, surtout si l’engagement annoncé de forces terrestres israéliennes commence, promis à s’éterniser dans un bain de sang de part et d’autre. L’offensive, aussi impitoyable soit-elle, n’empêchera pas l’extension de tentacules islamistes vers la Cisjordanie – il y en a déjà –, vers la Jordanie, vers le Liban, où même le Hezbollah chiite les craint, car adversaire des Frères musulmans, et beaucoup plus réfléchi qu’eux. Partout en Europe où l’islam est très présent, ses larges franges pacifiques sont talonnées par les extrémistes qui savent si bien mettre les images horribles du terrain à leur profit.

Et voyons plus loin. L’occupation terrestre des ruines de Gaza, face à une population plus qu’hostile, risque de coûter cher à Tsahal. Cette armée qui a laissé entrer dans son ciel des parapentes armés alors qu’elle compte des centaines d’avions ultramodernes, cette armée qui a été chassée en un mois du Liban par le Hezbollah lors de sa tentative d’invasion du Liban en 2006 n’est peut-être pas aussi performante qu’elle le proclame. Dans le cas de déboires, Netanyahou, promis par ailleurs aux règlements de compte internes, peut être tenté par la fuite en avant bien au-delà de ses frontières, de relancer la guerre à plus large échelle. Ne le fait-il pas déjà en détruisant les aéroports de Damas et de Alep? Les prochaines cibles en Iran? Une attaque massive, à distance, de ce grand pays, même sans l’assentiment des Etats-Unis qui seraient finalement contraints à la soutenir, mettrait toute la région à feu et à sang. On imagine l’enchaînement des contre-coups…

Les espoirs d’apaisement de ces dernières années dans la région, avec les pays arabes se rapprochant d’Israël, avec l’esquisse de réconciliation entre les ennemis traditionnels, l’Arabie saoudite et l’Iran, tout cela n’est plus que maculature. Même si de grands acteurs comme la Russie, la Chine et l’Inde affichent leur distance d’avec le drame actuel, celui-ci peut reconfigurer sérieusement les rapports de force internationaux. Dominique de Villepin le souligne: le monde entier regarde ce qui se passe et un large pan ne le voit pas avec nos yeux occidentaux. Que font les Etats-Unis – n’ont-ils rien appris de leur expérience en Afghanistan et en Irak où ils voulaient faire la loi –, que fait l’Europe, que font les Nations Unies? demande-t-il. Si des couloirs humanitaires ne sont pas mis en place vers l’Egypte, si la perspective d’un Etat palestinien n’est pas amorcée, le «chaudron mortifère» s’éternisera.

Pour tenter d’éviter le pire, il faudra, dans toutes les chancelleries, un sang-froid et une lucidité dont aujourd’hui la plupart paraissent manquer. Illuminer aux couleurs israéliennes la Tour Eiffel et la Porte de Brandebourg ne nous fera guère avancer. Il eût mieux fallu leur accrocher des colombes de la paix et entendre leurs cris de détresse dans la nuit. Mais ces volatiles sont en voie de disparition. Qui les sauvera?

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