La sympathie comme socle affectif de la civilisation

Publié le 10 septembre 2021
En ces temps de régression universelle et d’ambiance apocalyptique, il peut être bon de retourner aux classiques du matérialisme moderne. Les Editions Honoré Champion viennent de rééditer «L’expression des émotions chez l'homme et les animaux», de Charles Darwin. Une réédition augmentée d’une longue et éclairante préface du spécialiste français de cet auteur, Patrick Tort. Linguiste, historien des sciences et théoricien de la connaissance, celui-ci a puissamment renouvelé l’étude de la dimension anthropologique de l’œuvre de Darwin.

Paru le 26 novembre 1872, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux du naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) est reconnu  comme un ouvrage d’une grande importance pour l’élaboration de disciplines d’étude telles que la psychologie animale, l’éthologie, l’anthropologie et les sciences du langage et de la communication. C’est ce que nous explique Patrick Tort. Premièrement, c’est un ouvrage dont la fonction est de démontrer l’ascendance animale de traits expressifs et de caractères regardés jusque-là comme étant essentiellement humain. Deuxièmement, au moment de l’apogée du racisme scientifique, il démontre que toutes les races humaines sont fondamentalement semblables. Troisièmement, il porte en germe et annonce pratiquement toutes les sciences du comportement du XXe siècle, du développement de l’enfant et de la psychopathologie à l’ethnographie, l’éthologie, la science cognitive et la neurophysiologie. Quatrièmement, il a été le premier ouvrage scientifique à s’appuyer sur la photographie.

Dès 1839, Darwin observe l’expression des états émotionnels de son premier enfant. Comme sources documentaires pour L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, il exploite, outre ses propres observations, le travail des anatomistes, des physiologistes, des psychologues, des neuro-pathologistes, des aliénistes,  des descriptions de voyageurs, l’enquête ethnologique, la peinture et le dessin, la photographie, le théâtre, la philosophie, la poésie et le roman.

Les six états émotionnels fondamentaux

Darwin  défend l’idée que l’espèce humaine présente six états émotionnels fondamentaux: la joie, la surprise, la peur, le dégoût, la colère et la tristesse. D’après ses recherches et celles de ses contemporains, les expressions faciales représentant ces émotions sont universelles et interprétées de la même manière par tous les Hommes. Les méthodes d’analyse de Darwin sont, pour cette époque, tout à fait remarquables. Il utilise notamment la technique du questionnaire et l’observation directe des expressions émotionnelles de différentes espèces animales par le biais de photographies. A partir de l’ensemble du matériel recueilli, Darwin constituera une taxonomie des principales expressions en y assignant l’émotion correspondante. Ce sera la première classification connue des émotions déterminée par des configurations expressives faciales et corporelles spécifiques.

Sentiments et intuitions communs à l’humain et à l’animal

C’est bien connu: le style fait le chien. L’homme ne peut exprimer l’humilité avec autant de simplicité que le fait un chien lorsque, couchant les oreilles, les babines pendantes, le corps ondoyant, et remuant la queue, il retrouve son maître bien aimé. Voilà ce que nous amène à remarquer Darwin. Et aussi que la belle musique lui fait frissonner le dos. Le scientifique anglais n’a jamais pris au sérieux la physiognomonie de Lavater (la bosse des maths), et il fait preuve de la même méfiance à l’égard de la phrénologie de Gall. Il s’intéresse à l’électrothérapie de Duchenne qui envoi des décharges électriques dans la face des malheureux qu’il a  sous la main et photographie leurs réactions. Tant chez Duchenne que chez Darwin, c’est le mouvement des passions qui est l’objet de recherches. Darwin soutient, contre le concept dogmatique affirmant que les idées générales sont l’apanage exclusif de l’espèce humaine, que le chien a une idée générale du chat et que la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux supérieurs est une différence de degré et non de nature. Les sentiments et les intuitions, les diverses émotions et facultés, tels que l’amour, la mémoire, l’attention, la curiosité, l’imitation, la raison dont l’homme se fait gloire peuvent se trouver chez les animaux inférieurs.

Dynamique du secours aux faibles et aux moins aptes

Le libéralisme n’a retenu du darwinisme que le noyau appauvri de la théorie sélective: la survie des plus aptes dans un contexte de lutte pour l’existence et de compétition éliminatoire. Or dans la partie anthropologique de son œuvre, Darwin échappe à cette logique: la sélection conjointe des instincts sociaux (origine de la sympathie et des sentiments moraux) et de la rationalité (institutrice de règles sociales) la renverse en une dynamique du secours aux faibles et aux moins aptes. La sélection produit l’émergence de comportements dont l’avantage ne se mesure plus en termes directement individuels et biologiques mais en termes sociaux. La sympathie est le socle affectif de la civilisation. Sa densité compassionnelle est si forte que l’on peut verser des larmes devant le malheur d’autrui, larmes que l’on ne verserait pas devant son propre malheur. La sympathie consiste tout d’abord à ressentir l’autre comme semblable. En même temps, elle a le souci généreux d’éviter à l’autre de voir sa souffrance redoublée dans un effet miroir et valorise pour cela l’inhibition de ses manifestations expressives. Laquelle constitue le geste fondateur d’une éthique de l’altruisme exigeant reconnaissance et protection de l’autre comme semblable.

L’expression des émotions chez l’homme et les animaux fut très populaire et se vendit à plus de 5 000 exemplaires, ce qui était énorme pour ce genre de livre à l’époque.


«L’expression des émotions chez l’homme et les animaux», Charles Darwin, Editions Honoré Champion, 670 pages.

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