L’hypertexte de Muños Molina tient de l’auberge espagnole

Publié le 17 septembre 2021
Aspirant à composer «le grand poème du siècle», le romancier espagnol devient Un promeneur solitaire dans la foule, dont les errances fécondes recoupent celles de Frédéric Pajak et de Paul Nizon ou de Roland Jaccard, entre autres contemporains, avec des révérences aux grandes ombres d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire, du Juif errant Walter Benjamin ou d’Emily Dickinson l’ange puritain, et l’incitation générale à «écrire» ce livre en le lisant.

Chacune et chacun se rappelle, probablement, le moment plus ou moins vertigineux où, en tant qu’individu, elle ou il aura découvert tout à coup son unicité fondamentale par rapport à la multitude.

Pour ma part cela m’est apparu la nuit, entre seize et vingt ans, dans le quartier de notre enfance où trois tours de seize étages venaient d’être construites au-dessus des bois dans lesquels nous avions joué, trois piliers monumentaux dont les centaines de petits écrans allumés constituaient autant de fenêtres donnant sur ces multiples vies empilées aux silhouettes et aux actes plus ou moins identifiables par le petit voyeur que j’étais là. Plus tard, l’idée d’un roman virtuel m’est venue à partir de cette mosaïque visuelle surgie des ténèbres, dont les personnages seraient évoqués à l’enseigne de ce simultanéisme mondialisé que nous connaissons aujourd’hui, où nous sommes informés de tout ce qui se passe en temps réel. Mais avant le composition de ce roman, un autre choc, de nature culturelle plus encore que personnelle, m’aura fait éprouver le sentiment-sensation d’être seul dans la masse humaine, un matin à Tokyo, dans le métro de la première heure, au milieu de centaines de Japonais à mallettes se rendant à leurs bureaux d’employés japonais à calculettes.

Or c’est le même type d’expérience que me semble évoquer le dernier livre traduit en français du romancier espagnol Antonio Muños Molina (déjà primé par le Médicis étranger de 2020 et reparu ces jours en livre de poche), intitulé Un promeneur solitaire dans le foule et constituant une sorte d’inventaire socio-poétique de notre «profond aujourd’hui», selon  l’expression de Blaise Cendrars.

Profitez de l’Eté protégé par la Police

Au même instant, ce mercredi soir d’été radieux à une terrasse de la Dolce Riviera (Suisse du sud-ouest) où j’avais amorcé la lecture de ce pavé de 500 pages acquis la veille, je repensais malgré moi au pauvre type en uniforme de la police locale qui, deux jours plus tôt, sur un quai de la gare de Morges, avait paniqué au point de massacrer, de trois balles, un autre pauvre mec dont le comportement bizarre (on dira qu’il, avait l’air de prier, et tout de suite on aura pensé «terroriste», puis on dira qu’il titubait entre les voies du train et le quai, on aura appelé la police, laquelle aura fait illico les «sommations d’usage» sans résultat probant), et je lisais, en gras et avec de solennelles majuscules, Tout ce qu’Il te Faut pour profiter de l’Été à l’amorce d’une séquence affirmant que «c’était l’été des robes courtes et légères comme des tuniques», j’avais siroté un premier Aperol en dépit de l’interdiction qui m’est faite ces temps de consommer de l’alcool pour cause de «souffle au cœur», je pensais au flic arrêté et aussitôt justifié à la radio par sa hiérarchie paniquant à son tour, je pensais à l’agonie du mec menotté dont le faciès de métis (comme on l’apprendra plus tard) avait sans doute inquiété les jeunes policiers affolés, je lisais dans mon livre «L’Espagne était le septième pays du monde à jeter le plus de nourriture à la poubelle», je pensais à ma bonne amie en guerre contre le cancer depuis avril et à laquelle sa troisième chimio avait fait perdre le goût des aliments, c’était une «soirée de rêve» devant le plus grand lac d’Europe et le plus beau du monde à nos yeux, et je lisais «Ne rate pas l’occasion que tu attendais. Laisse-toi séduire par nos promotions avant la fin de l’été», puis je lisais «Cet été, fais les meilleures photos avec ta perche à selfie», je revoyais les cheveux sales du premier suicidé que j’avais vu cinquante ans plus tôt au pied du pont Bessières en pleine ville de Lausanne, je revoyais le corps d’ivoire du désespéré repêché dans la Seine une nuit de printemps d’une autre année, à ma lecture du livre de Muños Molina s’ajoutait celle de ma propre vie et je me disais que chaque lectrice et chaque lecteur d’Un promeneur solitaire dans la foule, au fil des pages, pourrait composer son propre «roman» à sa guise, que ce soit en observant «cela simplement qui est» au présent, selon l’expression d’un autre nomade solitaire du nom de Charles-Albert Cingria, ou en scrutant le passé et ses innombrables «romans» dont l’un pourrait être signé Robert Walser et l’autre Marina Tsvetaeva, autres «personnes déplacées» à leur façon…

Fou de littérature, et comptant lui-même au nombre des auteurs majeurs de la littérature espagnole actuelle, Antonio Muños Molina en même temps qu’il arpente «à l’horizontale» les rues de la ville-monde avec ses carnets et son smartphone, replonge en verticale diachronique à la rencontre des solitaires de naguère ou jadis, à commencer par Thomas de Quincey et Edgar Allan Poe les veilleurs ténébreux aux lisières du rêve et de la folie, dont la déesse secrète, comme celle de Baudelaire ou d’Emily Dickinson, avait pour nom Poésie. Dans leurs foulées, Walter Benjamin le Juif allemand et  Fernando Pessoa le Lisboète aux multiples hétéronymes feront converger les démarches de l’Andalou Antonio Muños Molina et du Franco-suisse Frédéric Pajak, qui se retrouvent également dans le labyrinthe de Joyce, auteur d’un «roman total» comme voudrait l’être Un promeneur solitaire dans la foule, etc.

Une poésie en phase avec la ville-monde

«J’appelle poésie l’ivresse et la plus grande concentration expressive de tout art», écrit Muños Molina, «toute présence ou image mémorable du monde réel. Ce dont elle se rapproche est l’emportement suprême de l’amour qui ne ferme pas les yeux. Il fait un bon vertigineux pour voyager dans l’inconnu. Il disparaît sans laisser de traces».

Quand ensuite il parle de sa façon d’écrire sans cesse et partout sur ses carnets volants, il précise: «Quand j’écris au crayon je suis plus proche du silence que je recherche», et l’on comprend que ce silence contient le bruit du temps et toutes les voix, et cette pratique du «crayonné» lui fait dire que l’une des choses qu’il envie le plus est l’art du dessin, ce qui nous renvoie aux livres de Pajak combinant, de façon puissamment originale, le texte et le dessin en contrepoint. 

Frédéric Pajak incarne à sa façon le promeneur seul dans la foule, comme le poète Pavese qu’il a rencontré une nuit dans le dédale de Turin, ou le Bernois Paul Nizon exilé à Paris avec son imper et son chapeau d’écrivain à dégaine de détective «en marche vers l’écriture», en compagnie duquel, à l’instigation du Portugais d’origine (on n’en sort pas…) Amaury da Cunha, il dialogue à propos de tout ce qui l’intéresse autant que nous et vous, à savoir: son père mort jeune et le tien, les rêves de Nizon et les vôtre, la vie bonne ou vache, la littérature merveilleuse ou ses simulacres médiocres, Van Gogh et Dürrenmatt, la façon d’écrire de l’un ou pour l’autre de dessiner à la plume, et ce qui pourrait n’être qu’une conversation d’initiés s’ouvre à tous grâce au vin (rires) et au rire (encore un verre), et tout à coup l’homme seul devient une foule  et ça bourdonne comme un essaim d’abeilles au fond du jardin ou de la rue Campagne-Première où finit A bout de souffle de Godard, etc.    

A un moment donné, Nizon se compare à Shakespeare. Il pense, le fringant nonagénaire, que son écriture est unique, et il a raison. C’est Virginia Woolf qui disait que la véritable aristocratie consiste à se savoir unique, motif de ne jalouser personne. Avec le même aplomb tranquille, Flannery O’Connor disait aimer ses livres comme ses enfants, ce qui n’empêche pas d’aimer les enfants des autres et d’admirer tel peintre ou tel écrivain sans l’envier, la réalité de se transformer en fiction et le plomb des jours en or du temps.

Que la fiction est une réalité qui circule…

Dans l’ensemble de textes brefs constituant son dernier opuscule paru, intitulé On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, Roland Jaccard raconte sa dernière conversation avec Sigmund Freud (1856-1939), qui lui annonce le déclin et la capilotade finale de la psychanalyse, vaincue (notamment en France) par les querelles de chapelles, et c’est sur le même ton enjoué et naturel qu’il évoque sa visite à Paul Nizon, lequel partage avec lui le goût des journaux personnels où chacun invente sa vie de la façon la moins «objective» qui soit, et l’on n’est pas étonné de relever au passage qu’un Elias Canetti est l’un des auteurs préférés de Nizon, qui figure lui aussi un promeneur solitaire dans la foule, dont les écrits ont traité de la «masse» avec pénétration, entre réalité et fictions de la pensée.

Le dernier «roman» d’Antonio Muños Molina ne raconte pas une histoire: il en amorce mille, parfois très intimes (de belles évocations sensuelles et sensibles à la fois) sans qu’on sache si l’auteur est lui-même impliqué, souvent mêlées à l’actualité ou prenant la tangente comme cette mariée qui fuit et s’envole en hélico en pleine cérémonie, etc.

A préciser enfin et pour la route: que ce «poème du siècle», virtuel et plus-que-réel en son hypertexte, est à la fois accessible à tout un chacun et nécessite cependant un certain effort de lecture créatif, en conformité parfaite avec ce que tout écrivain se prenant pour Shakespeare (!) est en droit d’attendre de sa lectrice et de son lecteur…


«Un promeneur solitaire dans la foule», Antonio Muños Molina, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Editions du Seuil, 520 pages. 

«Pourquoi tu me regardes comme ça? Conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak», Amaury da Cunha, Editions Noir sur Blanc, 101 pages.

«On ne se remet jamais d’une enfance heureuse», Roland Jaccard, Editions de l’Aire (Le Banquet), 175 pages.

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