L’expertise pour les nuls

Publié le 1 juin 2020

© Vincent

Pourquoi faut-il qu’autant d’experts défilent dans les medias pour s’exprimer sur tout et n’importe quoi? Peut-être parce qu’on leur donne la parole...

Sebastian Dieguez, Vigousse


Dans un article de 1975 pour le Washington Monthly, le journaliste états-unien Tom Bethell examinait une étrange tendance des médias de l’époque, qu’il appelait «the quote circuit » (le circuit des petites phrases). Ça marchait à peu près de la manière suivante. Quand un événement d’actualité se produisait, les journalistes ne se contentaient plus de le rapporter et de le décrire, ils voulaient à tout prix l’expliquer. Pour ce faire, ils se sont mis à inviter des experts sur leurs plateaux et dans leurs journaux: ceux-ci étaient donc sommés de fournir une explication qui donne du sens. Mais naturellement, cette explication devait tenir en une seule petite phrase qui permette de tout éclairer sans perdre trop de temps. La petite phrase était ensuite récupérée par d’autres médias, qui appelaient d’autres experts pour la commenter, produisant ainsi de nouvelles petites phrases faciles à reprendre, et ainsi de suite. Naturellement, l’expert initial était ensuite sommé de s’expliquer sur sa petite phrase, et sur celles des autres experts, et ainsi de suite, jusqu’au prochain événement d’actualité, où le cycle pouvait reprendre avec d’autres experts ou, le plus sou- vent, les mêmes.

Difficile de dire si cet article marque la naissance du bon client, c’est-à-dire l’expert disponible et docile qui soit apte à produire une petite phrase efficace pour lancer le circuit, et remettre une pièce dans la machine si nécessaire. Ce qui est sûr, c’est que ça fait donc au minimum 45 ans que ça dure, et même que ça ne cesse de s’amplifier. D’où vient le «quote circuit»?

Curieusement, le phénomène semble issu du mariage douteux entre l’économie et l’éthique. Il est clair que la valse des experts répond à un souci financier: il faut occuper le terrain et l’antenne dans un univers médiatique très compétitif, faire du buzz et du clash pour attirer les annonceurs, mettre en avant des figures familières et identifiables, et si possible un brin subversives, pour appâter le chaland, etc. Mais dès l’après-guerre, la doctrine journalistique a aussi beaucoup changé: il s’agissait alors de revendiquer un souci d’objectivité et de neutralité afin de garantir la diversité d’opinions nécessaire au bon fonctionnement démocratique. L’intégrité et la habilité du journaliste se reconnaissaient donc à sa capacité à donner la parole à des points de vue extérieurs et opposés entre eux, et à révéler l’existence de débats de société. Heureusement, cet impératif éthique de neutralité n’était au final pas trop difficile à concilier avec l’impératif économique d’audience. L’opinion experte se substituait à l’opinion journalistique, voilà tout.

On connaît la suite: chaînes d’info en continu, émergence des réseaux sociaux, crise de la presse, triomphe de la «com’», professionnalisation des chroniqueurs, éditorialistes et autres «experts» permanents, culture du «décryptage» sauvage… et apparition du pseudo-expert.

Le pseudo-expert n’a soit aucune qualification, soit pas les bonnes. Mais il a compris que de nombreux journalistes et animateurs s’en foutaient, et il a l’avantage de n’avoir pas grand-chose d’autre à faire que de jouer à l’expert. Il connaît le «circuit» par cœur, et il lui donne ce qu’il faut pour le faire tourner. Il n’a pas le moindre scrupule non plus, puisque son activité même est sa revanche contre les vrais experts. D’ailleurs, le jour où son imposture est (enfin) dévoilée, il peut confortablement poser comme le martyr du «circuit» dont il a profité depuis le début, et continuer son petit business en toute impunité.

Paradoxe amusant, les vrais experts, eux, ne font généralement pas partie du «circuit». Trop chiants, trop occupés, trop modestes, hésitants, inconnus… beurk! Il est vrai que proportionner ses commentaires au niveau des connaissances disponibles n’est guère susceptible de faire «du clic». Et surtout, est-ce que ça intéresse encore quelqu’un?


Cet article est paru originellement dans le numéro 451 de Vigousse (29.5.2020).

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

CultureAccès libre

Vive le journalisme tel que nous le défendons!

Pourquoi BPLT fusionne-t-il avec d’Antithèse? Pour unir les forces de deux équipes attachées au journalisme indépendant, critique, ouvert au débat. Egalement pour être plus efficaces aux plans technique et administratif. Pour conjuguer diverses formes d’expression, des articles d’un côté, des interviews vidéo de l’autre. Tout en restant fidèles à nos (...)

Jacques Pilet
Culture

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Comment la famille Trump s’enrichit de manière éhontée

Les deux fils du président américain viennent de créer une entreprise destinée à être introduite en bourse afin de profiter de subventions et de contrats publics de la part du gouvernement fédéral dirigé par leur père.

Urs P. Gasche