L’Europe de l’Euro

Publié le 18 juin 2021
En 2020, l’Euro devait fêter ses 60 ans d’existence mais le Covid a retardé d’un an la célébration de cet anniversaire. Comparée à la Copa America (créée en 1916) ou à la Coupe du monde (1930), cette compétition de football quadriennale disputée par des équipes nationales est relativement jeune.

Paul Dietschy, Université de Franche-Comté – UBFC


Son histoire n’en porte pas moins les marques de l’évolution politique, économique et culturelle du vieux continent et constitue un miroir des enjeux contemporains de la mondialisation sportive.

Européisme footballistique

L’idée d’un championnat d’Europe des nations est ancienne et remonte aux débuts de l’histoire de la Fédération internationale de football association (FIFA).

Faute de moyens, il ne peut être organisé en 1906. Dans les années 1920, après avoir débattu d’une possible compétition continentale, la Fédération internationale crée finalement la Coupe du monde pensée par le Français Henri Delaunay, secrétaire de la Fédération française de football (FFF), mais dont la paternité est généralement attribuée à son compatriote Jules Rimet, président de la FIFA (1921-1954). La première édition a lieu en 1930.

L’Europe du football n’en existe pas moins sous la forme de projets que l’on pourrait qualifier d’européistes au sens où, comme les cartels industriels ou les réunions d’intellectuels de l’entre-deux-guerres, ils ne réunissent que partiellement le continent dans des compétitions internationales et élitaires. En 1927 sont créées la Mitropa Cup et la Coupe Internationale.

La première oppose chaque année les clubs d’Europe centrale (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie) et d’Italie. La seconde les équipes nationales des mêmes pays sur une durée bi ou triannuelle. Les deux épreuves qui réunissent le gratin du football européen suscitent les passions nationales et les débordements des supporters, preuve que le football offre un nouveau vecteur au nationalisme.

La revanche posthume d’Henri Delaunay

Il faut attendre le milieu des années 1950 pour que des compétitions vraiment continentales voient le jour. Davantage que la construction européenne, ce sont les progrès techniques qui président à leur création.

Les avancées de l’aviation civile, l’installation de l’éclairage nocturne dans les stades et le désir de la presse spécialisée de meubler le milieu de semaine sont en grande partie à l’origine de l’invention de la Coupe des clubs champions (dont la première édition se tient lors de la saison 1955-1956).

La géopolitique du football est aussi en train de changer. Avec la décolonisation, l’Europe et l’Amérique latine risquent de perdre leur magistère sur la FIFA. En 1954, la formation des confédérations continentales est autorisée. L’Union des associations européennes de football (UEFA) voit alors le jour. Sa première mission consiste à défendre les intérêts des fédérations du vieux continent au sein de la FIFA.

L’UEFA prend aussi en charge les compétitions de clubs (Coupe des clubs champions, Coupe des villes de foires). Ses dirigeants rechignent toutefois à actualiser le nouveau projet d’Henri Delaunay, promu premier secrétaire général de l’UEFA, d’une Coupe d’Europe des nations.

Après sa mort en 1955, son fils Pierre en défend le principe contre l’Italien Barassi et le l’Anglais Rous, représentants de leurs fédérations nationales respectives, le premier en tant que président, le second comme secrétaire général). Ces derniers arguent de l’encombrement du calendrier et même du « caractère commercial » du projet. En 1958, les résistances tombent : la Coupe d’Europe des nations-Coupe Henri Delaunay est inscrite au calendrier. Son trophée, réalisé par la maison Arthus-Bertrand en forme d’amphore grecque, est offert par la FFF.

L’Europe de l’Atlantique à l’Oural

La Coupe d’Europe des nations se déroule en deux temps : une première phase de qualification par matchs aller-retour ; une phase finale comprenant demi-finale et finale dans un même pays.

La première édition a lieu en France devant un public clairsemé et voit le triomphe des footballeurs socialistes : la Tchécoslovaquie, l’URSS et la Yougoslavie ont rejoint le pays hôte. C’est la sélection soviétique qui l’emporte.

Il est plus facile pour le football de l’Est de s’imposer au niveau des sélections nationales. Les clubs « capitalistes » disposent de moyens nettement supérieurs aux clubs militaires ou ouvriers de l’Est. L’ombre de la guerre froide plane sur les débuts de la compétition. En quart de finale, la fédération espagnole a refusé que son équipe nationale joue contre l’URSS, au motif que prisonniers franquistes croupissent encore dans les camps sibériens.

Mais dès 1964, Madrid accueille la phase finale et l’Espagne bat l’URSS en finale, en présence du caudillo Franco. Dès lors, ce qui devient ensuite championnat d’Europe signale la persistance du sentiment national et une Europe du football qui se joue du rideau de fer. Lorsqu’en 1968, les azzurri remportent le titre à domicile, les piazze des villes italiennes se remplissent d’une foule célébrant à nouveau la nation après les années sombres du fascisme.

En 1976, la Yougoslavie de Tito accueille la compétition. L’épreuve des tirs au but, jouée pour la première fois à l’issue de la finale opposant Tchécoslovaques et Allemands de l’Ouest, réunit l’Europe cathodique du football, subjuguée par la « feuille morte » victorieuse du Praguois Panenka.

L’Euro de 8 à 24

Le succès télévisuel de la phase finale appelle son élargissement.

À partir de 1980, le championnat d’Europe prend le nom d’Euro et est disputé par huit équipes réparties en deux poules dont les vainqueurs s’affrontent en finale. La compétition devient un haut lieu du tourisme sportif, d’autant que le nombre de participants à sa phase finale augmente : 8 en 1980, 16 en 1996 et 24 à partir de 2016, soit presque la moitié des fédérations membres de l’UEFA – qui compte aussi, parmi ses membres, la Turquie, Israël et le Kazakhstan pour des raisons sportives et politiques.

La confédération a voulu s’adapter aux conséquences de la prolifération étatique post-1991 (éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie) et s’ouvrir aux petites fédérations dans une démarche autant clientéliste qu’égalitariste, car elle permet de satisfaire et d’obtenir les votes des petites fédérations, un dessein suivi par Michel Platini, président de 2007 à 2015. L’attribution à deux pays (Belgique-Pays-Bas, 2000), Autriche-Suisse (2008) ou Pologne-Ukraine (2012) permet aussi de satisfaire plus de fédérations candidates à l’organisation.

Entre patriotisme consumériste et nationalisme agressif

Les supporters-touristes de l’Euro sont généralement issus des classes moyennes et professent un patriotisme festif et bon enfant dans le sillage des roligans danois, pacifiques amateurs de bière et de football.

Mais l’Euro dévoile aussi la face sombre du football. Dès 1980 en Italie, les matchs sont perturbés par des hooligans anglais xénophobes auxquels se joignent à partir de 1988 leurs homologues allemands, néerlandais puis russes, ces derniers étant soupçonnés d’être manipulés par le régime de Poutine.

Malgré la construction de stades à places assises et une politique sécuritaire entamée en 1996 pour l’Euro anglais, mobilisant polices et services de renseignement de l’Europe occidentale, les agissements de ces groupuscules ultranationalistes constituent encore aujourd’hui, avec le terrorisme, une préoccupation majeure des organisateurs.

Le nationalisme se loge aussi dans le commerce très lucratif des maillots comme l’a révélé la polémique sur l’écusson ornant la tenue des Ukrainiens et qui constituerait un affront à la Russie. Les supporters des pays des Balkans qualifiés et de la Turquie font assaut de drapeaux, de symboles et de gestes martiaux suggérant que l’Euro est aussi la guerre menée par d’autres moyens.

Le mega-event sportif en question

Reste que l’événement est devenu l’une des poules aux œufs d’or de l’UEFA, avec la Ligue des Champions. L’édition 2016 a généré plus de 2 milliards de recettes et produit un bénéfice de 830 millions pour l’UEFA.

En France, elle a fourni l’occasion de construire cinq nouveaux stades (Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nice) le plus souvent financés par d’ambigus partenariats public-privé.

Comme la Coupe du monde, l’Euro est devenu une fête du printemps, du barbecue et de la promiscuité dans la fanzone, même si, Covid oblige, les stades des douze villes choisies pour fêter son soixantième anniversaire ne seront pas tous remplis. Tout en célébrant toujours la nation sportive, l’édition 2021 sonnera-t-elle le glas des mega events sportifs, fêtes de la consommation de masse et de la mobilité effrénée ?The Conversation


Paul Dietschy, Professeur d’histoire contemporaine, Directeur du Centre Lucien Febvre (EA 2273), Université de Franche-Comté – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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