Jusqu’à quand le cadeau fiscal réservé aux étrangers et pas aux Suisses?

Publié le 20 juillet 2018

Une sorte de flou artistique semble permettre à chacun de s’en sortir à sa sauce. – © DR

Vous vous demandez peut-être si la refonte de l’impôt sur les sociétés qui grèvera les budgets publics ne va pas se faire, au bout du compte, sur le dos des contribuables comme vous et moi. Il y a de quoi. Mais certains contribuables n’ont pas ce souci. Plus personne ne met en cause une bizarrerie helvétique (inventée par les Vaudois en 1862!): le forfait fiscal. L’imposition fixée d’après le train de vie, et non pas sur le revenu, ni sur la fortune, comme le commun des mortels. Une formule très avantageuse pour les riches. Mais réservée aux étrangers qui ne travaillent pas en Suisse. Pour les attirer, dit-on. Mais dans le même temps, de grosses fortunes helvétiques, privées de telles faveurs, effrayées par le lourd impôt sur la fortune, fixent leur domicile ailleurs: en Grande-Bretagne, au Portugal, à Malte, à Chypre… Un jeu de dupes.

Le cas le plus spectaculaire est celui de Imre Kamprad (paix à ses cendres) qui a développé et géré l’empire Ikea depuis sa modeste villa d’Epalinges sans jamais payer d’impôts sur ses revenus personnels colossaux, taxé sur son train-train quotidien particulièrement pingre. Les quelques dons qu’il a faits dans ses dernières années ne sont que des miettes minuscules de ce qu’il aurait dû payer à la collectivité… s’il avait été suisse.

Un autre entrepreneur célèbre, d’une toute autre envergure intellectuelle et créatrice, il est vrai, bénéficie du même statut. Frederik Paulsen, président de la société biomédicale Ferring, présente dans plus de 60 pays, dont le siège principal se trouve à St.-Prex. Avec un bel impact sur l’emploi: 640 employés, 1000 prévus en 2020. Son implantation a été facilitée par une exemption fiscale de dix ans, aujourd’hui échue. Elle est en règle avec les impôts. Les Vaudois ne peuvent qu’applaudir son succès. Rien à reprocher non plus à son fondateur puisqu’il a eu recours à une disposition légale: le fameux forfait fiscal. Il lui a été accordé en 2002. Quant au fait qu’il a ouvert la porte de la Russie à des personnalités politiques, il est ridicule de lui en faire grief. Tel est le rôle d’un Consul honoraire de la Russie… et tout simplement d’un amoureux de ce pays. Que des conseillers d’Etat et des parlementaires aillent découvrir le monde plutôt que de passer toutes leurs vacances «au chalet», tant mieux! L’ouverture d’esprit est un atout, n’en déplaise aux chauvins rabougris.

Flou artistique

Reste que ce cas, comme d’autres, illustre le flou de ce régime spécial. Un entrepreneur qui a la haute main sur sa société, qui y possède bureau et secrétariat, qui la suit de près sur le terrain, ne travaille-t-il pas? Certes, en qualité de «non executive chairman», il n’a pas de salaire. Mais peut-on vraiment dire qu’il n’a, comme l’exige la loi, «aucune activité lucrative» en Suisse? Un écrivain à succès ou un journaliste qui passe ses journées à écrire ses romans ou ses articles sur les bords du Léman et les publie à Paris, au Brésil ou ailleurs – il y en a quelques-uns qui jouissent de ce statut – n’a-t-il pas une «activité lucrative»? Un magnat des télécoms qui dispose de bureaux à Genève et prétend diriger son empire «sans travailler» depuis un chalet valaisan, est-il crédible? Cela se discute.

Il n’y a aucun reproche à faire aux chanceux qui échappent ainsi légalement à l’impôt sur la fortune, mais ne peut-on pas interroger le système? Le fait que la majorité du peuple ait repoussé en 2014 une initiative de la gauche réclamant son abolition doit-il mettre fin définitivement à la réflexion? Le processus est particulièrement opaque, au nom du secret fiscal. Le montant du forfait est négocié avec le chef du département des finances concerné. Dans le canton de Vaud, ni les autres membres du gouvernement ni les membres des commissions parlementaires n’ont accès à ces informations. L’accord est-il signé une fois pour toute ou révisé périodiquement? Mystère. 

L’administration fédérale précise qu’un « forfaitaire » peut investir en Suisse. Mais alors, est-il précisé, «le rôle du contribuable doit se limiter à celui d’investisseur et ne pas être en réalité une activité lucrative». Comment apprécier de telle situations? Qui le fait?

Unique en Europe

L’exemple de Frederik Paulsen est intéressant. Cet entrepreneur infatigable – merci à lui! – possède, outre Ferring, une société établie à Zurich, Sastre Holding SA, qui regroupe plusieurs producteurs de vins mousseux. Elle a récemment acquis une vieille maison autrichienne connue pour son «Sekt», Schlumberger. Le PDG (à signature unique selon le registre du commerce) s’appuie certes sur une équipe opérationnelle, mais peut-on vraiment considérer qu’il ne s’agit pas là d’une «activité lucrative»?

Une fois encore, il n’est pas question d’accuser Frederik Paulsen de quelque comportement coupable. Son cas relance cependant des questions de fond. Sur le principe même du forfait fiscal accordé aux entrepreneurs étrangers. Sur la forme aussi, sur la portée des mots. Les juristes qui aiment vanter leur rigueur rédigent parfois des dispositions floues où la marge d’interprétation reste grande. Au risque de l’arbitraire. 

Les quelque 5000 «forfaitaires» (dont 1200 dans le canton de Vaud) ont le souci d’échapper à l’impôt sur la fortune. Mais quelle injustice pour les entrepreneurs et les fortunés suisses. Ceux-ci ne peuvent se soustraire à cette fiscalité bientôt unique en Europe. A la différence des cantons qui la pratiquent – tous ne le font pas – les quelques pays qui la maintiennent encore ont pris soin de ne pas inclure l’outil de production dans le calcul. Pour les PME suisses, pour les start-ups, c’est un lourd handicap. L’Etat prélève sa manne sur la valeur des machines que celles-ci tournent ou pas.

Comparer pour mieux sauter

Les Suisses vivant d’un gros patrimoine sont dès lors tentés d’aller s’établir ailleurs. Grande-Bretagne, Portugal, Malte, Chypre, sans parler de Monaco, offrent des conditions bien plus favorables pour eux. Et beaucoup le font. Rien ne les empêche de revenir au pays pour les vacances et plus. Pour dissuader les possibles partants, les autorités fiscales acceptent souvent de négocier sur la facture finale. Des spécialistes, comme Pricewaterhouse Coopers par exemple, s’en chargent, brandissent la menace d’une délocalisation, marchandent… et facturent grassement le service à leur client. Jeu pas clair non plus.

Il serait pertinent de comparer les avantages qu’a apportés à la Suisse le système du forfait pour attirer des étrangers et les dommages que sa fiscalité a provoqués en poussant à l’exil (doré) des fortunes locales.

Curieusement, ce débat reste absent. Pourtant, il ne concerne pas que les millionnaires. Mais, indirectement, la part d’impôts de chacun. Une fiscalité modérée mais appliquée à tous, est-ce trop demander? Heureux pays où les citoyens gobent sans broncher les discours conservateurs de leurs ministres des finances!


Droit de réponse

Le conseiller d’Etat Pascal Broulis nous fait parvenir par voie d’avocat la «rectification» suivante:

«Le chef du Département cantonal des finances n’a pas la compétence légale de voir, de négocier, de décider, de valider les conditions d’imposition en lien avec l’impôt à la dépense ou l’ensemble des autres dossiers fiscaux . L’Administration cantonale des impôts est indépendante et seule compétente pour l’application des lois fiscales, ainsi que pour l’instruction et le contrôle des dossiers. La loi ne confère au pouvoir politique aucune compétence en la matière. La seule exception est la disposition sur les exonérations temporaires des personnes morales, prévue par l’article 91 de Loi sur les impôts directs cantonaux (LI) du 4 juillet 2000: dans ce cas, c’est le Conseil d’Etat in corpore qui est compétent pour rendre la décision.»


Réd.: Nous maintenons notre version des faits.

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