Jeu de geeks, mode d’emploi pour les nuls

Publié le 24 mars 2023

© M.F.

Pont-la-Ville (FR), sélection de l’équipe suisse pour les championnats du monde de WarHammer à Atlanta, USA. Vous n’y comprenez rien? Moi non plus, mais je suis fasciné par cet engouement des jeunes pour les jeux, vidéo ou non. On se représente souvent les geeks comme des asociaux isolés et en rupture avec la société, ici c’est tout le contraire. J’ai voulu comprendre, j’ai été voir.

Samedi 18 mars 2023, 9 heures du matin. Un charmant village fermier au bord d’un lac qui respire la tranquillité. Ça sent bon la Gruyère. Le temps est lent. Une salle communale classique, polyvalente, des lignes de terrain de basket au sol et des espaliers sur le côté. En classe de gym, les ados s’affrontent autour d’un ballon. Aujourd’hui, les combattants se feront face par deux, le décor des batailles épiques planté sur des tables banales. Vingt-et-une tables pour quarante-deux compétiteurs.

La journée va être longue, trois rounds de combats, trois rounds de 3 heures 30. Sur chaque table, des figurines, un décor. L’imagination est fertile, la créativité présente, le futurisme au rendez-vous (le futurisme pour mémoire est aussi un mouvement littéraire et artistique du début du XXème siècle qui rejette toute tradition passée et exalte le futur). Les joueurs créent et peignent leurs figurines comme les anciens créaient les soldats de plomb, la filiation n’est pas rejetée. Le décor est planté avec le soin d’un maquettiste de trains électriques. La bataille peut commencer.

A gauche, L’homme en mouvement, Umberto Boccioni, 1913, Museum of Modern Art, New York. Au centre, une figurine de warhammer au tournoi de Pont-la-Ville. A droite, un dragon sur le sentier du tour du Schwarzsee.

Nous n’entrerons pas ici dans le détail des règles du jeu et de la sélection, c’est la motivation des joueurs, les aspects sociétaux et relationnels qui nous intéressent. Casser le cliché. Et pour cela, entendons-les en parler. Notre premier interlocuteur, Pierrick, 35 ans. Pierrick accompagne la transition numérique dans une grande enseigne de sport, il est président du club régional de warhammer, moteur de l’organisation.

M.F.: Vous êtes manifestement tombé tout jeune dans cette marmite, comment cela s’est-il passé?

Pierrick: J’avais neuf ans. Un anniversaire, une initiation dans un magasin de jouets. J’habitais Cahors. La passion ne m’a plus quitté. J’ai fait plus tard de l’accompagnement en environnement de jeux comme conseil en entreprise. Les jeux de rôle sont une façon ludique, donc efficace, d’apprendre. C’est devenu mon métier pour un temps.

Qu’est-ce qui vous a tellement plu dans ce jeu?

L’attrait du fantastique, le fait qu’on se projette dans un scénario, on le vit, la créativité. J’ai toujours aimé la compétition, on peut en tirer le meilleur de nous-mêmes.

L’univers du jeu vidéo véhicule une image de déconnexion avec la société, de dangereux isolement des joueurs cloitrés dans leur chambre et n’ayant plus que des contacts virtuels avec le monde, qu’en pensez-vous?

C’est bien le contraire qui se passe ici, il vous suffit d’ouvrir les yeux pour le voir. Au-delà du jeu virtuel, ce sont des rencontres bien physiques qui ont lieu, une communauté soudée, des figurines réalisées et peintes avec de la vraie matière, de la vraie peinture, un espace bien réel pour nos champs de bataille. Le virtuel n’empêche pas le réel.

L’équipe de mise en place. © M.F.

Et en avant la zizique. © M.F.

Toute cette équipe est bien sympathique. Ça n’est pas la bénichon, mais l’ambiance kermesse est sensible derrière le sérieux du jeu, la buvette au rendez-vous. Les tactiques font penser aux échecs, peut-être aussi en raison du système de pendules de contrôle du temps de jeu de chacun. Je n’ai manifestement pas affaire à des écervelés, alors je demande à Pierrick si, au-delà des combats qui se mettent ici en scène, il s’intéresse aussi à l’histoire des champs de bataille et si cela lui apporte plus que du divertissement dans sa vie courante. La culture est au rendez-vous.

Pierrick: J’ai lu plusieurs fois L’Art de la Guerre de Sun Tsu, lu Clausewitz, étudié les batailles napoléoniennes, je suis passionné des légendes arthuriennes. Notre univers permet de fédérer des armées comme elles le furent dans le passé. Notre façon de penser, d’agir dans le jeu se répercute dans la vie professionnelle.

M.F.: De quelle façon?

Le jeu nous apprend à faire des choix stratégiques, nous exerce sans conséquence autre que perdre la partie quand nos choix sont mauvais. On apprend sans avoir peur de perdre. Il y a aussi un côté psychologique, poker et bluff, on apprend à feinter pour désarçonner l’adversaire. C’est très précieux dans la vraie vie.

Quelque chose à ajouter?

Il ne faut pas avoir peur d’essayer. Le montage des figurines est un acte créatif, les maquettes une dynamique sociale et la communauté crée de solides amitiés. On peut nous joindre sur Facebook ou Instagram, groupe Adeptus Geekus.

Espace, hasard et temps. © M.F.

Frédéric, 48 ans, capitaine de l’équipe suisse de warhammer, cadre dans l’administration fédérale suisse, complète le propos de Pierrick.

M.F.: Qu’est-ce qui vous a amené vers ce jeu, Frédéric?

Frédéric: J’ai commencé à 13 ans, dans un cercle d’amis. Collectivement, l’intérêt était dans les jeux de rôle et la sociabilité. Individuellement, dans une création de l’ordre du modélisme avec ces figurines qui réunissent peinture, jeu et collection.

Quand vous aviez 13 ans, c’était le tout début des jeux, non?

Oui, il s’agissait de dénicher les bons coins, aller acheter à Paris, se frotter au monde anglo-saxon, pionnier en la matière, trouver les magazines. L’accès était difficile, cela faisait partie de l’intérêt.

Vous y trouvez aussi un intérêt pour votre travail?

Non, je joue pour me vider la tête. Je cloisonne, ça me permet justement de penser à autre chose qu’au travail. C’est la convivialité des groupes, des tournois qui me plaît.

Comme capitaine d’équipe, comment voyez-vous la victoire dans les tournois?

Comme la satisfaction personnelle de chacun, la reconnaissance au sein du groupe. C’est toujours la convivialité qui compte. Se retrouver en groupe, dans les conventions, développer le côté amical est important.


C’est le hasard qui m’a amené à ce reportage. J’ai été surpris de constater à quel point les quelques préjugés que je pouvais avoir étaient infondés. Bien sûr, je ne suis pas naïf, je sais bien aussi que l’isolement excessif derrière les écrans est un danger sociétal préoccupant. Alors message aux guerriers isolés: allez donc rejoindre ces groupes! L’affrontement est une pulsion de l’homme, innée pour Hobbes, acquise pour Rousseau. Le jeu aussi, tant qu’on ne perd pas son âme d’enfant. Il reste omniprésent dans nos vies. Certains sont passionnés par le foot, le tennis ou le ski, d’autres par le warhammer, l’un n’empêche pas l’autre.

L’archétype du guerrier est présent en nous. Là, il est canalisé par des règles, ces règles dont seuls les grands et petits voyous s’affranchissent pour le plus grand malheur de tous; comme tout, c’est ce qu’on en fait qui compte. Ce que j’ai découvert aujourd’hui me rassure partiellement sur le monde de ces jeux guerriers que je connais si mal. La passion et l’amitié de ceux qui s’y adonnent orientent l’action, peu de risque qu’ils appuient un jour sur un bouton pour envoyer, planqués derrière un écran guerrier, un missile hypersonique sur de pauvres gens. Ça n’est pas le genre de la maison.

Ayant parlé de Sun Tsu, je terminerai en citant le livre d’une auteure qui a transposé l’Art de la Guerre en stratégie de la bienveillance en entreprise: Juliette Tournand, Un Art de la Paix, paru aux éditions Interéditions.

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