Jean Frémon, vendeur d’art

Publié le 9 août 2024
«Probité de l’image», recueil de vingt-huit textes rédigés entre 1991 et 2022 pour des catalogues par le directeur de la galerie Lelong, sise rue de Téhéran à Paris, c’est-à-dire l’ancienne et fameuse galerie Maeght, nous livre un riche et précieux témoignage des rencontres infiniment variées de Jean Frémon (1946) avec les plus prestigieux des artistes actuels et leur travail.

Dans sa préface, Jean Frémon nous apprend qu’il n’écrit sur l’art que le dimanche car en semaine, marchand d’art, il prépare des expositions dont il négocie et vend ensuite le contenu. Faire le portrait d’un artiste, rapporter ses propos, décrire l’ordre ou le désordre de l’atelier, est-ce écrire sur l’art? Il n’en sait rien et ne s’en soucie pas. Ce qui lui importe est de trouver le ton juste pour habiller ses souvenirs, ses observations, ses impressions, anecdotes et autres descriptions.

Avec lui, nous visitons ainsi les ateliers d’Antoni Tàpies, de Pierre Alechinsky et de Fabienne Verdier, approchons la manière dont Kiki Smith raisonne; nous le suivons devant les peintures de Christine Safa, Jean Degottex ou Richard Tuttle ou encore avec David Hockney pendant un long séjour que celui-ci fit en Normandie pendant la période du Covid.

Connaître

En cinquante ans de pratique du terrain, Frémon a connu et connaît tous les artistes et tous les gens qui comptent dans ce milieu. Ce protestant apprécie une certaine distance dans les rapports sociaux, et, autant que possible, pas trop de chaleur humaine. Friand d’anecdotes sur les artistes, il a réalisé la première exposition de Louise Bourgeois à Paris, et, depuis la fin des années nonante, fréquente assidument David Hockney. Le marchand d’art aime aussi plus que tout les ateliers d’artistes, tels le vaste loft de Louise Bourgeois à Brooklyn, celui de Robert Ryman à Tribeca, la cave de Jannis Kounellis à Rome ou encore celui de Fabienne Verdier qui abrite un pinceau géant pesant 60 kilos, pinceau suspendu au plafond et formé d’une vingtaine de queues de cheval que l’artiste manie à l’aide d’un guidon. Car oui, l’autrice de La passagère du silence, dont 120’000 exemplaires ont été vendus en grand format, livre contant ses dix années de formation en Chine, a depuis longtemps, comme la plupart des peintres d’aujourd’hui, renoncé au chevalet et à la toile-fenêtre sur le monde, et travaille au sol.

Kiki Smith et le dessin

En 2023, l’exposition de Kiki Smith (1’025ème dans le top des ventes) à New York se nommait Prints, Books and Things. Dans un temps où la tendance est au gigantisme et à l’autocélébration, elle œuvre dans la modestie et l’humilité, écrit Jean Frémon. Ayant reçu une éducation catholique, passionnée de reliquaires, de rosaires, de médailles et d’ex-voto, utilisant peu la couleur, juste de petits rehauts rouges aux ongles de pieds d’une figure en plâtre ou une trace couleur sang dans la gueule d’un tigre qui dévore une femme, ayant l’obsession du détail, elle aime représenter le corps – son corps. Elle dessine comme ses aînées, Nancy Spero et Louise Bourgeois, un corps morcelé.

S’étant forgé un vocabulaire d’images qu’elle combine entre elles comme les lettres d’un alphabet, elle crée des œuvres polymorphes, sexuelles, provocantes qui n’hésitaient pas à affronter la figure – humaine comme animale – car ce sont souvent des corps, entiers ou morcelés, qui se couchent ou se dressent, prétendant à l’existence en habitant une forme, corps de bronze, de cire, de résine ou de papier mâché, dérisoires et sublimes. Avec le leitmotiv du loup, il s’agit d’une étreinte amoureuse, pas d’idée mais d’attitude et d’un corps défini par ses douze fluides: semen, mucus, vomit, oil, tears, blood, milk, saliva, diarrhea, urine, sweat, pus. Sécrétions corporelles, toutes plus ou moins taboues. Ou à l’inverse, d’un corps enfantin comme ceux de l’artiste d’art brut Henry Darger. De chaque figure gravée, elle fait tirer plusieurs exemplaires qu’ensuite elle fragmente et anime comme dans un film d’animation.

Les personnages au pied fragile dont Louise Bourgeois peuplait son exil à la fin des années quarante, les War Drawings de Nancy Spero pendant les années Vietnam, les structures molles d’Eva Hesse, les silhouettes féminines qu’Ana Mendieta traçait dans le sable ou sur l’écorce des arbres et donc les dessins-gravures de Kiki Smith ont toutes un dédain pratique et appuyé de la peinture, genre devenu pour elles has been par excellence.

Les femmes artistes

Christine Safa a trente ans et dans son atelier, sur une table, traine Rencontres avec Bram van Velde (que Jean Frémon a bien connu) de Charles Juliet, soit attendre et attendre mieux encore. Et aussi un livre de Philippe Jaccottet. 

J’y cherche des paysages, une lumière, il m’aide, lui raconte-t-elle: à trouver ce qu’elle cherche dans un tableau. Lui aussi, Jaccottet, il l’a bien connu: un homme fin et délicat, nous apprend-il. Rentré chez lui, il feuillette les Pensées sous les nuages. Au cours d’une promenade, le mot joie a traversé l’esprit du barde, tel un oiseau qu’on n’attendait pas traversant le ciel. La rime? Soie. Parce que le ciel ce jour-là était particulièrement lisse, brillant et précieux comme une pièce d’étoffe de prix. 

David Hockney et le printemps

En 2018, Jean Frémon retrouve David Hockney et son ami Jean-Pierre dans l’ancien atelier d’Eugène Boudin qui surplombe l’estuaire de la Seine et le pont de Normandie, et leur offre le spectacle d’un magnifique coucher de soleil. Le lendemain, à Bayeux, ils sont quasiment les seuls visiteurs devant la Tapisserie de la reine Mathilde. Hockney est fasciné par l’efficacité graphique et narrative de cette œuvre du XIème siècle sans, bien sûr,  de perspective ni d’ombre et développant un long récit courant de gauche à droite. Faire sentir le passage du temps, pour ce lecteur assidu de Marcel Proust, a toujours été l’un de ses désirs majeurs. Et voici qu’alors germe en lui l’idée de peindre l’arrivée du printemps dans le paysage normand. 

Pour ce faire, Hockney acquiert une maison isolée. Une rangée de hauts peupliers borde la rivière, un cours d’eau traverse le terrain qui l’entoure, un ancien pressoir peut servir d’atelier. Il retourne à Los Angeles, passe par Amsterdam pour son exposition au musée Van Gogh, The Joy of the Nature. Van Gogh et lui étant exposés côte à côte! Jean Frémon le retrouve là-bas et ils visitent cette fois-ci une exposition Rembrandt honorant le 350ème anniversaire de la mort du maitre batave.

Le 2 mars 2020, Hockney est en Normandie. Le Covid venant, sûr de ne pas être dérangé, il peut enfin se concentrer sur le but qu’il s’est fixé. Il dessine sur des carnets en accordéon un panorama à 360 degrés et ceci, quatre fois de suite. Nous sommes à la fin de l’hiver, les couleurs arrivent petit à petit. Il ne dessine pas le ciel parce que, dit-il, celui-ci change trop vite. Il fait réaliser des agrandissements de ses carnets pour pouvoir les accrocher au mur et pour finir, ce sont deux de ces carnets agrandis qui seront exposés. Douze mètres de longueur (le mur de la galerie Lelong mesure 13,50 mètres), l’un au-dessus de l’autre pour que l’on puisse voir le même motif à deux moments de l’année. L’été venu, Hockney peint à l’acrylique quatre arbres fruitiers du jardin avec un ciel bleu formé de centaines de marques qui se tortillent. C’était voulu vibrant et ça l’est. Puis un double tableau horizontal, ce qu’on voit en arrivant sur la propriété mais transposé en une puissante image transcendant cette réalité. 

Un tableau d’Hockney doit toujours être regardé deux fois nous apprend Jean Frémon, grand connaisseur. Une fois de près, pour la singularité du langage, la touche, une fois de loin, pour la magie de l’image. Réfléchissez: quels sont les tableaux dont vous avez gardé une image mentale claire? Un Manet, un Degas, un Ensor, un Malévitch? Et un Hockney, non?

David Hockney porte une grande attention au titre. Au dernier moment, il décide d’ajouter un tableau dans l’exposition, le seul de 2020, la pluie tombant dans une mare, Some Small Splashes, référence à son vieux tableau A Bigger Splash, (80 millions d’euros). Hockney va continuer son cycle du printemps sur l’iPad. En quelques mois, privé donc de toutes visites par le confinement, il va achever plus de cent images. Le cycle L’Arrivée du Printemps 2020 fera l’objet d’une grande exposition à Londres puis à Paris.

Deux, trois artistes parmi d’autres

On peut citer par exemple, le vibrant et zen Jean Degottex, «rien avant, rien après, tout en faisant»; le spectaculaire Jaume Plensa, le luministe Sean Scully, touche ample, véhémente, une vague, un flux, vertical ou horizontal, blocs de peinture, murs de lumière, compression de couleurs que Jean Frémon n’hésite pas à comparer à Monet et à Rothko. Ou encore, Richard Tuttle (4’179ème dans le classement des ventes), exemple parfait de ces artistes, comme Calder et ses tôles découpées, Robert Ryman avec ses jeux entre toile et mur, Oldenbourg et ses sculptures molles, tous ces artistes qui, sans proclamations tonitruantes, travaillent avec constance à déplacer les perceptions de l’œuvre d’art.

Quant à Juan Uslé (4’821ème), travaillant au rythme de son cœur détraqué, il dispose sa toile à plat sur une table basse et recouvre la surface, de haut en bas et de gauche à droite, de petites touches parallèles appliquées verticalement l’une à côté de l’autre, jusqu’à former une bande horizontale qui traverse le tableau et se répète avec régularité de bande en bande pour recouvrir tout l’espace. La largeur de la touche est celle de la brosse choisie. Sa longueur est celle de la durée du battement du pouls de l’artiste. A chaque battement, il s’arrête. Systole, diastole et bis, bis, bis. L’artiste, sujet à l’hypertension artérielle, rythme ainsi ses compositions. Le résultat, hypertendu, vibrant et plein de sonorités muettes n’étant pas sans évoquer la musique répétitive de Philip Glass.


«Probité de l’image», Jean Frémon, L’Atelier contemporain, 248 pages.

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