Israël entre la furie et la peur

Publié le 11 octobre 2024

Soldats de Tsahal en manœuvre au sol dans le Sud-Liban, en octobre 2024. © IDF – source officielle

Elie Barnavi, historien, essayiste et diplomate israélien dit ainsi le malaise qui saisit son pays et la communauté juive dans le monde: «Israël gagne des batailles mais est en train de perdre la guerre. (…) Nul ne sait où nous allons.» Tsahal est engagée à Gaza, où ce qui reste du Hamas n’est pas encore désarmé, en Cisjordanie, où elle appuie la colonisation accélérée, au Liban où elle bombarde massivement et commence une difficile offensive terrestre. Et elle paraît préparer en plus une attaque de l’Iran. Cette furie belliqueuse tous azimuts commence à faire naître une peur nouvelle, existentielle, au sein de l’Etat hébreu.

Aux Rencontres Orient-Occident – remarquable lieu de réflexion – cette semaine à Sierre, l’écrivain Shlomo Sand1, historien lui aussi, en vidéo depuis Tel-Aviv, trouvait pour dire ces craintes des accents très personnels. Il ne pense plus possible, comme hier encore, la solution dite à deux Etats. Il rêve, sans trop y croire, d’une solution fédérale, à la manière suisse, où Juifs et Palestiniens vivraient côte-à-côte. Son pessimisme s’est encore noirci avec l’offensive sur le Liban. «La nouvelle de la mort de Nasrallah a provoqué une explosion de joie extraordinaire, quasiment unanime. Puis elle a fait place, dans de larges milieux, à l’exception des fervents adeptes du messianisme à la manière Netanyahou, à une profonde inquiétude. Cela ne s’arrêtera donc jamais?» Et il ne mentionna même pas, retenant sans doute son effroi, la perspective d’une confrontation d’envergure et directe avec l’Iran. Prometteuse du pire, même face à une République islamique divisée et affaiblie, même avec l’appui des Etats-Unis, manifestement peu échaudés par les désastres qui ont suivi leurs guerres en Afghanistan, en Irak et ailleurs.

Les raisons d’inquiétude en Israël sont nombreuses. Les observateurs qui ne se laissent pas emporter par le tsunami émotionnel sont quelques-uns, sur place et à l’étranger, à en faire la liste. D’abord le facteur humain: au-delà de la supériorité écrasante du potentiel technologique, la fatigue des soldats de Tsahal engagés sur les divers fronts. Le total des pertes accumulées depuis un an est bien plus élevé que ne l’indiquent les chiffres officiels. Sans parler des blessés, des traumatisés qui se comptent par milliiers.

L’économie est aussi frappée de plein fouet. Le coût énorme des opérations militaires plombe le budget de l’Etat. Qui peut compter certes sur une pluie de milliards américains, loin cependant de compenser les pertes. Car depuis un an, des dizaines de milliers d’entreprises ont disparu. Faute de clients – le tourisme s’est arrêté – et faute de main d’œuvre. Les travailleurs étrangers, thaïlandais par exemple, s’en vont, les Palestiniens des territoires ne sont plus autorisés à entrer. L’agriculture même est réduite, et de ce fait les prix de l’alimentation, de plus en plus importée, grimpent. A quoi s’ajoutent des coûts de transport croissants: les bateaux, visés par les Houtis du Yemen, n’arrivent plus dans la mer Rouge.

Le plus grave est ailleurs. Ce pays star de la high tech attirait comme le miel les investisseurs occidentaux. La tendance s’inverse. Même les plus chauds supporters d’Israël, en paroles du moins, retirent leurs billes ou refusent d’en ajouter. Notamment auprès de la floraison de start-ups de pointe en développement. Certaines quittent le pays en douce, toutes sont affectées par l’exode de dizaines, peut-être de centaines, de milliers de jeunes gens qualifiés, préférant aborder l’avenir aux Etats-Unis, en Europe… ou à Dubai. Provisoirement ou pas.

Ce fait renvoie à la préoccupation démographique. Dix millions d’habitants, dont un quart de non-Juifs, face à une population palestinienne en croissance rapide de cinq à six millions à Gaza et en Cisjordanie, sans compter les réfugiés au Liban, en Jordanie et en Syrie. Les projections n’ont pas de quoi rassurer les Israéliens.

Par ailleurs ceux-ci se rendent compte, peu à peu, que la cote de leur pays, si brillante hier, s’est effondrée. A preuve, les votes aux Nations Unies où quasiment tous les Etats du monde condamnent le cap annexionniste du gouvernement actuel. D’où un surcroît du sentiment victimaire. Celui-ci peut virer au sursaut offensif mais aussi à la déprime collective.

Toutes ces craintes, dont certaines sont avivées par le discours officiel, ne préparent évidemment pas le terrain pour la prise de conscience d’une nécessité: négocier enfin la paix avec le voisinage. La paix, ce mot que ne prononce jamais le Premier ministre et son entourage extrémiste, qui déclarent leur volonté de prolonger et élargir le champ des guerres. Lorsque Netanyahou menace le Liban de le raser «comme à Gaza», lorsque son ministre des Finances Bezalel Smotrich dit vouloir élargir encore les frontières du pays, les Libanais ne s’affolent pas mais il y a de quoi inquiéter les Israéliens sur l’état mental de leurs dirigeants.

Devant le public de Sierre, Shlomo Sand alla jusqu’à dire que la coexistence pacifique ne se ferait qu’au jour où les Israéliens reconnaîtront la blessure subie par les Palestiniens en 1948. Sans mettre en cause cet Etat, mais dans la conscience de ses limites. On en est loin, très loin. Mais l’histoire de cette région, à l’échelle du temps long, a connu tant de renversements… Pas toujours aussi tragiques que ceux d’aujourd’hui.


1Son dernier livre: Deux peuples pour un Etat? Relire l’histoire du sionisme», Ed. La Couleur des idées.

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