Epidémiologie du complotisme

Publié le 22 mai 2020

La pensée complotiste prolifère pendant les crises de toutes sortes. Comment expliquer cette épidémie et quelles barrières lui opposer? – © Le Penseur d’Auguste Rodin, Paris, Patrick Jacob

Top secret», «révélations», «les mensonges de X ou Y», «à diffuser massivement avant la censure»... Nous avons tous vu passer ces messages, en boucle sur les réseaux sociaux, envoyés parfois par nos propres proches et amis, et assortis d’affirmations péremptoires, alarmantes, renversantes... mais fausses, et ayant toutes un point commun: la référence à un complot, à un projet malveillant, à «ce qu’on nous cache». Avec la pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement, les théories dites «du complot» prolifèrent sur internet à une vitesse hallucinante, si bien que l’OMS elle-même a alerté contre cette épidémie collatérale qualifiée d’ «infodémie».

L’expression «théorie du complot» est employée pour la première fois par Pierre-André Taguieff, qui parle aussi de «mentalité complotiste». Car si les complots, c’est-à-dire les associations de personnes poursuivant un but malfaisant et plus ou moins secret, existent bien, c’est le fait d’en voir partout, et toujours du fait des mêmes personnes ou groupes de personnes, qui est problématique. 

Et ce n’est pas un phénomène isolé. Un sondage Ifop pour la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch réalisé à la mi-mars auprès de 1007 personnes en France révèle que 33% pensent que «le ministère de la Santé et les laboratoires pharmaceutiques sont de mèche pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins»… 24% s’estiment «plutôt d’accord» avec cette affirmation. Chez les moins de 35 ans, la première proportion est plus forte encore: 40%. La non nocivité des vaccins, leur absence de lien avec l’autisme ou la sclérose en plaques, ont pourtant été démontrées par de nombreuses études scientifiques. Rien n’y fait. La méfiance à l’égard des vaccins gagne toujours plus de terrain. Certaines personnes sondées souscrivent même à des affirmations fantaisistes, de type «les vaccins contiennent parfois des morceaux de foetus». 

Conséquence directe: le taux de vaccination contre la grippe dans les groupes à risque (là où le vaccin est le plus recommandé) a chuté de 15 points en 10 ans. On observe une résurgence de maladies telles que la rougeole, qu’une bonne couverture vaccinale avait permis de maitriser. Après la plus forte épidémie de cette maladie infantile depuis vingt-cinq ans aux Etats-Unis (plus d’un millier de cas en 2019), le pays risque de ne plus être considéré comme un territoire où la maladie est vaincue.

Le mouvement «antivaxx» est plus actif que jamais sur Internet, et son bouc émissaire, Bill Gates, a même fait l’objet d’une intervention de la députée Sara Cunial (ex-Mouvement 5 étoiles, aujourd’hui indépendante) au Parlement italien, qui appelait à son «arrestation» pour «crimes contre l’Humanité». La vidéo, sous-titrée en diverses langues, a aussitôt fait le tour des réseaux sociaux.

Autre théorie en vogue parmi les amateurs de complot, le rôle de la 5G dans la pandémie de coronavirus. Avec quelques variantes, le discours est le suivant: le virus se propagerait via les antennes de téléphonie 5G, actuellement en cours de test un peu partout dans le monde. De la parole aux actes, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi plusieurs personnes au Royaume-Uni en agressant des techniciens chargés de l’installation de ces antennes, ou en mettant le feu aux installations. La 5G et le coronavirus n’ont aucun lien scientifiquement établi et prouvé. Les journalistes spécialisés du Guardian ont consacré beaucoup d’énergie à le démontrer et à le répéter.

Le phénomène est d’autant plus préoccupant que des personnalités viennent brouiller le discours des scientifiques. L’actrice française Juliette Binoche a ouvertement incriminé la 5G et Bill Gates, et affirmé qu’il faudrait refuser le vaccin contre le SARS-CoV-2 – vaccin qui n’existe pas encore. 

En général, une théorie du complot ne vient pas seule. Ainsi, chez les personnes qui refusent la vaccination, on retrouve un corpus de croyances parmi lesquelles le micro-puçage des êtres humains et leur contrôle à distance via les vaccins, les chem-trails, la Terre plate, la remise en cause de la version officielle sur les attentats du 11 septembre, sur la conquête spatiale, ou encore, les Illuminatis

Si cela peut prêter à sourire, des effets bien réels sont à déplorer, comme les actes de violence et de vandalisme évoqués plus haut, ou encore un refus de la médecine conventionnelle qui peut entraîner des retards de diagnostic, voire la mort par manque de soins adaptés. Selon l’organisme Conspiracy Watch, qui s’attache à observer ces phénomènes, un Français sur dix adhérerait à au moins sept théories du complot. 

Pourquoi on y croit

Le complotisme n’est évidemment pas né avec Internet et les réseaux sociaux. Au Moyen Age déjà, en temps de peste, il était courant d’incriminer les Juifs, qualifiés de «semeurs de peste» et accusés d’empoisonner les puits. Les historiens situent la naissance de la première théorie du complot, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, à la Révolution française. Diverses entités telles que les Francs-maçons, les Templiers ou encore des financiers étrangers sont soupçonnés d’avoir organisé la chute de la monarchie.

Ce qui fait la différence, depuis une dizaine d’année, c’est le flux d’informations de plus en plus conséquent et constant auquel nous sommes exposés sur internet, mais aussi sur les chaines d’information en continu et à la radio. Cette surabondance provoque chez certaines personnes une grande angoisse, un sentiment de perte de contrôle sur le réel. Et paradoxalement, le complot rassure. Il procure un sentiment de maîtrise de la réalité, une impression de compréhension simple et globale des causes de tout ce qui nous arrive et nous entoure. Chez d’autres, il permet de canaliser haine, colère ou frustration, en rendant «l’autre» responsable de ses échecs, de ses malheurs, et de toutes sortes de catastrophes.

Une ou un ensemble de théories du complot créent une cosmogonie alternative et manichéenne, une grille de lecture du monde, car l’entendement humain est peu compatible avec l’incertitude, la causalité multiple, le hasard ou l’absurde. 

Le philosophe Jacob Rogozinski a étudié les ressorts de la haine dans les persécutions collectives, depuis les chasses aux sorcières jusqu’aux théories du complot contemporaines. Il introduit, comme élément d’explication de ces dernières, la notion de désincorporation démocratique

Selon lui, nos sociétés démocratiques, pacifiques et ouvertes sur le monde, sont des sociétés privées d’ennemis, où la figure transcendante du chef, du roi ou du dieu, a été évacuée et remplacée par un idéal horizontal, républicain. Encore une fois, ce constat peut susciter une certaine angoisse, liée à une perte du sentiment d’appartenance, consciente ou non (à une classe ou une caste sociale, à un groupe ethnique, à une religion, à un peuple en guerre contre un ou plusieurs autres), et entraîner une réaction identitaire. Le complotisme recrée des ennemis et permet à celles et ceux qui y souscrivent de reconstituer des logiques d’appartenance, des clans, de conjurer l’atomisation de la société: avoir le sentiment de se trouver parmi le groupe «qui sait» ou parmi les «bons» qui se battent contre «les mauvais». 

En cela, la démocratie nourrit la pensée complotiste. 

Transparence, information et éducation

Heureusement, la démocratie produit aussi ses propres armes contre les théories du complot. 

L’un des principaux problèmes du conspirationnisme est son attitude prétendument scientifique et critique. Les complotistes diffusent massivement les résultats de leurs «recherches», dans quelque domaine que ce soit, et affirment avoir une démarche scientifique. Le documentaire Behind the Curve de Daniel J. Clarke (2018, visible sur Netflix) suit une communauté de «platistes» – qui cherchent donc à démontrer que la Terre est plate – multipliant les expériences de physique, les formations en astronomie, pour parvenir à leurs fins. 

Généralement, appuient les spécialistes, les complotistes ne manquent ni d’éducation, ni d’esprit critique, ce ne sont pas des imbéciles. Seulement, l’esprit critique dont ils se targuent par rapport au reste de la population (qu’ils qualifient de «moutons») manque sa cible, est incapable, par réflexion, de se critiquer lui-même, d’avoir une exigence de preuves. L’anecdote ou l’appel aux sentiments ne sont pas des preuves scientifiquement valides. 

Autre erreur logique dans ce type de discours: réclamer des preuves de l’inexistence de tel ou tel élément. Or, la logique ne permet pas de prouver la non-existence d’un fait, en sciences. La démarche scientifique ne peut pas établir l’absence de quelque chose. Elle ne peut qu’affirmer que, dans un contexte donné, et forcément provisoire, le phénomène en question n’a pas été observé. Elle n’est donc pas dogmatique, c’est en cela qu’elle est scientifique. Et c’est en cela que la pensée complotiste n’a que les apparences de la démarche scientifique. 

Pour Mathias Girel, maître de conférence en philosophie à l’ENS, il ne faut donc pas parler de «paranoïa», terme de psychiatrie ayant une acception bien spécifique, mais de biais cognitifs, d’erreurs de raisonnement. Les «platistes» évoqués ci-dessus, par exemple, partent de leur conviction et veulent la démontrer, c’est l’exact inverse d’une attitude scientifique qui tire des conclusions de ses observations. Et cela se corrige. 

C’est là qu’entrent en jeu les apports de la démocratie. Pour endiguer l’«infodémie», l’éducation est primordiale. Former les plus jeunes comme les adultes à la démarche scientifique et à la critique permettrait de désamorcer nombre de croyances, d’angoisses et de superstitions. 

Deuxième outil, l’information. Une société saine est une société dans laquelle la population a confiance dans les canaux d’information et où la presse joue, avec la confiance des citoyens, le rôle de contre-pouvoir, exerce critique et contrôle sur le pouvoir politique.

Enfin, la transparence. Pour revenir au sujet des vaccins, les études démontrant leur bénéfice, le nombre de morts évités et leur quasi absence de nocivité existent, bien sûr, mais sont souvent ardues et peu vulgarisées. Si une forte proportion de personnes se méfie des laboratoires pharmaceutiques, de la Fondation Bill et Melinda Gates (qui promeut des campagnes de vaccination dans les pays défavorisés) ou des institutions de santé, il serait intéressant de travailler sur la communication de ces entités, qui apparaissent à certains floues et toutes-puissantes. Expliquer, montrer, illustrer leur travail désamorcerait bien des fantasmes.

Enfin, lutter contre la prolifération virale des théories du complot réclame de ne pas verser dans l’excès. De ne pas condamner comme théorie fantaisiste, complotiste, non valable, toute réflexion qui irait à l’encontre de la version données par les gouvernements et les institutions officielles. La critique, le questionnement, la curiosité, sont des attitudes saines. Le tout est d’adopter, pour les nourrir et les exprimer, une démarche rationnelle, un raisonnement correct et un discours fondé ou aspirant à se fonder sur les preuves. 

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