Energies propres, extractions minières sales: le paradoxe de la transition énergétique

Publié le 10 novembre 2023
La transition énergétique repose sur l'exploitation minière des matières premières indispensables à la fabrication des batteries électriques et autres turbines d'éoliennes. Dans ce domaine, la Suisse et la Chine se distinguent par une mauvaise gestion environnementale et humaine. La révolte gronde, du côté des ONG comme des populations indigènes.

Markus Mugglin, article publié sur Infosperber le 9 novembre 2023, traduit par Bon Pour La Tête


Chine ou Suisse, Glencore ou China Minmetals; ces deux entreprises et ces deux pays si dissemblables se livrent à une concurrence peu glorieuse, bien qu’il s’agisse d’une bonne cause. C’est dans le commerce des matières premières pour la transition énergétique verte qu’elles se distinguent le plus souvent de manière négative. C’est ce que révèle le «Transition Minerals Tracker» publié par le Business and Human Rights Resource Centre.

Depuis 2010, ce centre enregistre qui et où, lors de l’extraction du cobalt, du cuivre, du lithium, du manganèse, du nickel et du zinc, dégrade l’environnement, pollue l’eau, maltraite les mineurs, menace et persécute les défenseurs des droits de l’homme, viole les droits des peuples indigènes ou corrompt les affaires.

Glencore en tête des avis négatifs

Glencore se classe à la première position peu glorieuse du Transition Minerals Tracker pour la période 2010 à 2022. Le géant des matières premières est associé à «70 allégations de différents types, soit plus que toutes les autres entreprises pour la deuxième année consécutive». Pour l’année 2022, le rapport fait référence aux amendes de plusieurs milliards de dollars infligées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour des pots-de-vin versés dans plusieurs pays d’Afrique et d’Amérique du Sud.  

Le groupe Solway, domicilié à Zoug, fait également partie du groupe de tête des entreprises ayant connu des incidents négatifs. Il a fait la une des journaux en raison de la pollution de l’environnement, de la corruption et de l’oppression des populations indigènes autour d’une mine de nickel au Guatemala.

Après Glencore, ce sont les pratiques de China Minmetals qui font l’objet du plus grand nombre de plaintes. Le Grupo Mexico, le chilien Codelco et l’américain Freeport McMoran font également partie des entreprises ayant connu le plus d’incidents négatifs. Par pays, la Chine est le pays le plus mal classé, suivie de la Suisse et du Canada.

Depuis 2010, le tracker a enregistré un total de 510 incidents dans le monde. Plus de la moitié d’entre eux sont signalés en Amérique latine, principalement au Pérou et au Chili. Le premier pays d’Afrique, la République démocratique du Congo, suit, devant les pays d’Amérique centrale que sont le Guatemala et le Mexique. Les intérêts des populations indigènes sont le plus souvent ignorés, les défenseurs des droits de l’homme très souvent menacés, des dommages environnementaux sont causés, et l’eau est très souvent polluée.

«Il est temps, constate le Tracker, d’ancrer dans l’industrie minière des obligations de contrôle préalable en matière de droits de l’homme et de protection de l’environnement pour la transition énergétique». Car aujourd’hui encore, seule une minorité d’entreprises extractives procède à des vérifications en matière de droits humains.

La diplomatie suisse s’active

L’appel à des obligations contraignantes pour les entreprises de matières premières n’est certes pas entendu. Mais de nombreux pays reconnaissent depuis peu que la situation dans l’industrie minière est critique pour un tournant vert. La Suisse semble également en être consciente. Lors de la 5ème conférence des Nations unies sur l’environnement qui s’est tenue à Nairobi en mars dernier, elle a initié, avec l’Argentine, la République démocratique du Congo, le Ghana et le Sénégal, une résolution sur les aspects environnementaux de la gestion des minerais et des métaux. La déclaration souligne «la nécessité de mesures renforcées pour soutenir la gestion écologiquement rationnelle des minéraux» tout au long de leur cycle de vie, de l’extraction à la fin de vie utile. La conférence a lancé un processus intergouvernemental dirigé conjointement par la Suisse et le Pakistan.

En mars, l’UE a présenté une loi sur les matières premières critiques visant à renforcer la sécurité d’approvisionnement en matières premières pour la transition écologique et numérique. Début septembre, le World Resources Forum 2023 et le Unep-Intergovernmental Meeting on Minerals and Metals ont eu lieu à Genève sur le thème de l’approvisionnement durable en matières premières. En septembre également, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a invité à Paris un sommet international sur les minéraux critiques et l’énergie propre, après avoir exposé dans un rapport les grandes incertitudes et les défis mondiaux pour la transition énergétique.

De nombreuses incertitudes et dangers

Les incertitudes sont terriblement nombreuses. Comment assurer l’approvisionnement en matières premières nécessaires au tournant vert, comment éviter la forte dépendance à l’égard de certains pays fournisseurs, comment augmenter le recyclage des métaux et minéraux précieux, comment promouvoir l’innovation technologique, comment renforcer la coopération internationale, comment prévenir les dommages environnementaux, comment favoriser le développement dans les pays d’origine, comment protéger les droits des peuples autochtones dans les zones d’extraction?

Atteindre les seuls objectifs quantitatifs s’avérera difficile. Il s’agit de quadrupler la demande mondiale en matières premières critiques en moins de 20 ans, et même de prévoir une augmentation d’un facteur 42 dans le cas du lithium. Une voiture électrique typique nécessite six fois plus de matières premières minérales qu’une voiture à moteur à combustion. Pour fournir le cuivre nécessaire à une turbine offshore de taille moyenne, il faut déplacer près de 50’000 tonnes de terre et de roches, soit environ cinq fois le poids de la tour Eiffel.

A ces problèmes quantitatifs s’ajoutent des intérêts divergents – entre les pays d’origine et les pays acheteurs, entre les gouvernements et les communautés indigènes, entre la sécurité de l’approvisionnement et la protection de l’environnement. Le tournant vert pourrait même accroître les problèmes environnementaux au lieu de les réduire, menacer les moyens de subsistance des peuples indigènes, renforcer encore la division du travail entre les pays pauvres producteurs de matières premières et les pays riches consommateurs.

Les pays acheteurs s’inquiètent avant tout de la sécurité de leur approvisionnement. Dans son projet de loi, l’UE se donne des objectifs quantitatifs précis sur la réduction des dépendances extérieures. En revanche, lorsqu’il s’agit d’objectifs importants pour les pays d’origine, elle se réfugie dans des formulations vagues sur la durabilité. Même l’AIE, en tant que club des pays riches consommateurs, reste dans le flou.

Une nouvelle coalition d’ONG s’en mêle

La vision unilatérale des matières premières critiques pour le tournant vert a fait réagir les organisations non gouvernementales. Suite au sommet de l’AIE de fin septembre, 40 organisations se sont réunies au sein de la Coalition on Raw Materials. D’Amnesty International à Oxfam en passant par le WWF, cette coalition regroupe de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme, du développement et de l’environnement de renommée internationale. Elles se mobilisent pour une politique des matières premières en Europe qui donne la priorité à «la planète et aux droits de l’homme plutôt qu’au profit». Elles demandent une législation complète obligeant les entreprises à respecter les droits de l’homme et les normes environnementales, à accorder des réparations pour les dommages subis et à sanctionner la corruption.

La coalition d’ONG confère une nouvelle urgence à la responsabilité des entreprises. De même qu’il existe déjà des obligations de contrôle préalable tout au long de la chaîne de création de valeur pour les minéraux dits de conflit que sont l’or, l’étain, le tantale, le tungstène et leurs minerais, ce serait maintenant le tour des matières premières de la transition énergétique que sont le cuivre, le cobalt, le lithium, le manganèse, le nickel et le zinc. Mais à la différence des minéraux de conflit, il ne s’agit pas d’interdire les matières premières provenant de régions d’origine où règne la violence. Il s’agit plutôt de faire en sorte que le commerce des matières premières pour la transition énergétique soit équitable pour les personnes vivant dans les zones d’extraction et également équitable pour les pays producteurs. La Suisse, en tant que plaque tournante mondiale pour le cuivre, le cobalt et bientôt le lithium, est également mise sous pression pour participer à l’élaboration d’une transition énergétique équitable. Un prochain Transition Minerals Tracker permettra de savoir si la Suisse, en tant que place de matières premières, obtient de meilleurs résultats.


Les communautés indigènes s’organisent pour une économie verte

Securing Indigenous Peoples Rights in the Green Economy (SIRGE): sous ce nom, des organisations indigènes forment avec des organisations non gouvernementales une coalition qui demande aux gouvernements, aux entreprises et au secteur financier de ne pas répéter les erreurs du passé colonial et de garantir les droits et l’autodétermination des communautés indigènes. Plus de la moitié des projets d’extraction des minerais nécessaires à la transition énergétique se trouvent sur des territoires de communautés indigènes. Celles-ci sont donc directement concernées par l’augmentation massive de la demande des matières premières en question. Le SIRGE a lancé en septembre à Genève le programme Climate Justice! Respect Indigenous Consent. Il est soutenu par cinq organisations non gouvernementales, dont la Société pour les peuples menacés Suisse.

L’organisation de développement Commundo organise les 24 et 25 novembre à Wollishofen et à Zoug des manifestations sur le thème du commerce des matières premières et de son financement en Suisse, auxquelles participeront également des personnes lésées dans des régions d’extraction au Pérou et en Colombie.

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