Des migrants débarquent à Livourne pour la première fois

Publié le 30 décembre 2022

Trois des naufragés secourus par le Sea Eye 4, tout juste débarqués à Livourne, sont dirigés vers la tente de la Croix-Rouge où ils reçoivent les premiers soins, un repas chaud, des vêtements et des couvertures. – © G.S.

Quelques jours avant Noël, deux navires d'ONG menant des activités de recherche et de sauvetage en Méditerranée ont accosté pour la première fois dans le port de Livourne, en Italie. Le ministère italien de l'Intérieur n'avait jamais indiqué un POS (port sûr) dans lequel débarquer les naufragés si loin au nord de la péninsule italienne. Les ONG dénoncent une nouvelle stratégie visant à entraver leurs activités. Les deux navires ont dû naviguer respectivement trois et quatre jours pour rejoindre le port de Livourne depuis les sites de sauvetage. Le Life Support by Emergency et le Sea-Eye 4 avaient à leur bord un total de 250 naufragés, secourus beaucoup plus au sud, dans les zones SAR (Search and rescue) libyenne et maltaise.

Le nouveau gouvernement dirigé par Giorgia Meloni a décidé de mettre un frein aux activités de recherche et de sauvetage des ONG en mer. En effet, le 28 décembre, le Conseil des ministres a approuvé un décret-loi imposant de nouvelles et lourdes restrictions. Il s’agit d’un nouveau code de conduite que les ONG seraient tenues de signer pour pouvoir exercer leurs activités. Il n’est pas prévu d’introduire de nouvelles infractions pénales, mais celles qui ne respectent pas ledit code de conduite pourraient se voir infliger une amende de 10’000 à 50’000 euros, voir leurs navires confisqués après la première détention, et leurs activités bloquées. C’est un instrument déjà utilisé en 2017, lorsque Marco Minniti, du Parti démocrate, dirigeait le ministère de l’Intérieur. Les règles peuvent encore être modifiées, notamment parce que certains membres du gouvernement ne veulent pas risquer que la mesure soit bloquée pour cause d’inconstitutionnalité. Pour l’instant, il y aurait une interdiction, bien que non explicite, des sauvetages multiples. En effet, chaque sauvetage devra être notifié immédiatement au centre de coordination compétent et à l’Etat du pavillon du navire, et le port de refuge désigné devra être atteint le plus rapidement possible. Tout retard et tout manquement aux instructions de l’autorité constitueront une violation du code de conduite, entraînant des sanctions. Une limite de facto d’un sauvetage par mission est imposée. Une nouveauté importante, encore en discussion, pourrait concerner l’obligation pour les naufragés des navires de présenter, une fois à bord du navire de sauvetage, une «expression d’intérêt» à demander l’asile, afin de transférer la responsabilité à l’Etat du pavillon du navire. Cette loi supplémentaire visant à gêner les ONG a également été anticipée dans les semaines précédentes par un changement de stratégie dans la gestion des sauvetages.

A l’entrée du port de Livourne, il est écrit en lettres noires sur le brise-lames «Molo Novo»: «Refugees Welcome». La bannière blanche de plus de vingt mètres semble petite dans les grands espaces du port, mais elle se détache dans le gris du ciel et de la mer. «Quand nous sommes entrés dans le port et que nous l’avons vue, nous avons été émus», raconte Pietro Parrino, directeur des opérations de l’ONG Emergency, qui était à bord du Life Support, arrivé à Livourne le 22 décembre 2022 au matin. Dans ses mots, il y a la satisfaction d’avoir secouru 142 personnes et d’avoir mené à bien la première mission du Life Support. Le navire avait quitté le port de Gênes le 13 décembre. Mais les critiques ne manquent pas: «Assigner des ports éloignés et imposer la limite d’un seul sauvetage par mission signifie réduire l’opérativité des ONG et accepter que le nombre de morts en mer augmente», déplore Pietro Parrino. Le gouvernement se doit de transférer les personnes secourues le plus rapidement possible. «Mais à partir du moment où un port est assigné à trois jours de navigation, il y a une contradiction évidente.»

Une bannière « Refugees Welcome » déployée à l’entrée du port de Livourne, en solidarité avec les migrants. © G.S.

Le Life Support a effectué une première opération de sauvetage la nuit du 18 décembre dans la zone SAR libyenne. Septante naufragés ont été secourus. Parmi les survivants se trouvaient «cinq femmes, dont l’une était enceinte de sept mois, deux enfants de moins de deux ans et 24 mineurs non accompagnés de 13 ans ou plus. Ils venaient de Somalie, d’Egypte, de Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Burkina Faso et du Mali», explique le communiqué publié par Emergency. Le Centre national de coordination des secours maritimes a rapidement indiqué Livourne comme «port sûr». C’est là que réside la différence avec la stratégie précédente du ministère de l’Intérieur, qui visait à ne pas attribuer ou à retarder l’attribution du «port sûr». Le deuxième sauvetage a eu lieu dans le cadre du SAR maltais, 24 heures après le premier, alors que le navire était déjà en route pour Livourne. 72 personnes y ont été sauvées, parmi lesquelles deux mineurs non accompagnés de Guinée Conakry, deux Egyptiens et deux Erythréens. Tous les autres réfugiés sont de nationalité pakistanaise.

Depuis le 21 décembre, la protection civile régionale a installé un camp sur le quai 75 du port de Livourne. «Nous avons essayé d’allier efficacité et humanité, car ce voyage a été particulièrement éprouvant, et le fait que le gouvernement ait choisi le port de Livourne l’a rendu encore plus long», explique la conseillère régionale Monia Monni. Mis à part les quelques naufragés transportés à l’hôpital, les personnes qui ont débarqué ont été conduites dans des structures CAS – Centres d’accueil extraordinaires – en Toscane ou dans les régions voisines. Les mineurs étaient tous destinés à être accueillis dans des structures de la région. Hormis l’identification, les procédures de demande d’asile seront entamées ultérieurement dans les centres de destination.

Trois des naufragés secourus par le Life Support sont dirigés dès leur débarquement vers les tentes de la Croix-Rouge. © G.S.

Le vent, qui souffle toujours fort sur le brise-lames, a arraché – dans la nuit du 22 au 23 décembre – la grande bannière qui devait également accueillir l’arrivée du Sea-Eye 4. Mais alors que le navire de l’ONG allemande accoste, une autre banderole est hissée à quelques mètres du quai: «Liberté! Personne n’est illégal». De nombreuses autres banderoles apparaissent dans la ville, diverses forces politiques et syndicats prennent parti, et un rassemblement spontané à l’entrée du quai se poursuit pendant les deux jours. Dans son communiqué, le réseau «Livorno solidale e antirazzista» déclare clairement que «le sauvetage des naufragés ne peut être remis en question» et critique sévèrement l’intention du maire de Florence, Nardella, d’ouvrir un CPR – Centre de détention avant renvoi – en Toscane, pour les sans-papiers «dont l’ouverture dans la région avait été empêchée jusqu’à aujourd’hui par la mobilisation populaire».

Une bannière « Liberté, personne n’est illégal » déployée par des militants  près du quai où le Life Support a accosté le 22 décembre dernier. © G.S.

Le Sea-Eye 4 a également effectué deux sauvetages avant d’atteindre le port de Livourne. Lors du premier, le 16 décembre, en coopération avec Rise Above – de l’ONG Mission Lifeline –, 63 personnes, dont douze mineurs, ont été secourues alors qu’elles se trouvaient à bord d’un canot pneumatique en mauvais état. Dans la nuit du 17 au 18 décembre, 45 autres personnes ont été sauvées d’un bateau en difficulté. «Bien que les autorités italiennes aient été informées de l’affaire et de la situation critique des personnes depuis vendredi, rapporte un communiqué de l’ONG allemande, elles nous ont donné l’ordre de nous rendre immédiatement à Livourne». L’opération de sauvetage a été menée à bien avec l’aide du navire marchand MTM Southport, bien que le centre de coordination des secours maltais ait demandé à ce dernier de poursuivre sa route et d’abandonner toute opération de sauvetage. Si le nouveau décret-loi avait été déjà en vigueur, ce sauvetage aurait été sévèrement sanctionné.

Un des naufragés secouru par le Sea-Eye 4 entre le 18 et le 19 décembre dernier. © G.S.

L’affectation de Livourne comme POS au lieu d’un port sicilien a entraîné une augmentation vertigineuse des coûts de sauvetage. «Le seul voyage de la Sicile à Livourne a coûté à au Life Support environ 25’000 euros en carburant et en services», explique M. Parrino. A bord du Sea-Eye 4, des membres de l’équipage évoquent les mêmes sujets. «Depuis quelques semaines, le gouvernement italien a entamé une nouvelle stratégie», explique Jan Ribbeck, chef des opérations du Sea-Eye 4. «Ils essaient d’empêcher les gens d’atteindre la terre ferme, provoquant une explosion des coûts pour les ONG et maintenant les navires aussi loin que possible des zones d’opérations qu’ils sont censés mener. C’est une attaque claire contre tous ceux qui sauvent des vies en mer».

Mais la réponse est tout aussi claire: «A ceux qui nous soutiennent, nous disons que nous devons continuer à défendre le droit à la vie et à l’accueil, sans nous fatiguer, car quand on se fatigue, les autres gagnent», déclare Parrino. Depuis le pont du Sea-Eye 4, Jan Ribbeck assure quant à lui que «ces attaques n’affecteront pas notre volonté de continuer à sauver des vies. Peu importe si c’est Noël ou non, peu importe le gouvernement en place, nous continuerons à faire notre travail».

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