Contre un «faux géant», l’Europe s’arme à coup de milliards

Publié le 2 septembre 2022
L'armée russe, dont médias et politiques font depuis le début de la guerre une menace sérieuse pour la sécurité de l'Europe, est en réalité un «faux géant» et ne représente «aucune menace dans le cadre d'un affrontement armé conventionnel». C'est en tout cas l'avis étayé du rédacteur en chef de la «NZZ» Eric Gujer.

Cet article a été publié sur Infosperber.ch le 28 août 2022 et traduit de l’allemand par nos soins


Le 8 juin 2022, je défendais sur Infosperber l’idée selon laquelle il n’y avait aucune raison de s’armer, car «la guerre affaiblit la Russie». Les lobbies militaires et des groupes d’armement, quant à eux, s’efforçaient d’exploiter les images de la guerre pour peindre un tableau alarmiste et s’imposer auprès des politiques pour défendre leurs intérêts.

La guerre actuelle n’est pas la seule à affaiblir la Russie. Le 27 août, le rédacteur en chef de la NZZ Eric Gujer concluait dans un éditorial que la force militaire russe avait déjà été grandement surestimée par le passé: «Les observateurs occidentaux étaient partis du principe que l’armée avait été largement modernisée après la désintégration de l’URSS. Quelle erreur!»

Il manque à cette armée «beaucoup de choses qui caractérisent la guerre high-tech contemporaine», poursuit Gujer, notamment «des armes de précision, des capacités de reconnaissance multisensorielle et de ciblage précis». La plupart des véhicules blindés seraient en effet «construits sur des modèles des années 1970» et donc «insuffisamment protégés contre les munitions de l’infanterie ukrainienne». Les avions de cinquième génération – comme le F-35 américain – n’auraient «pas encore atteint le stade de la production en série» en Russie.

Conclusion d’Eric Gujer: «cette armée est un faux géant». Car des forces armées «qui se battent comme il y a quatre-vingts ans», appuie-t-il, «perdent beaucoup de leur caractère menaçant pour tout adversaire un tant soit peu équipé». L’armée de Moscou peut «faire face aux milices syriennes – rien de plus…»

Helmut Schmidt, Chancelier fédéral d’Allemagne entre 1974 et 1982, qualifiait l’Union soviétique de «Haute-Volta avec des missiles nucléaires». «Trois décennies de tentatives de réforme n’ont rien changé à la validité de cet aphorisme», estime aujourd’hui Gujer. Quoi qu’il en soit, la Russie «ne constitue pas une menace pour l’OTAN dans le cadre d’une guerre conventionnelle».

Il n’était et n’est toujours pas question que la Russie attaque militairement les pays voisins occidentaux

Les lobbies militaires occidentaux et les groupes d’armement affirment certes le contraire. Mais le clan Poutine, le patriarche Kirill et les médias d’Etat ne parviendraient pas, même avec toutes leurs astuces de propagande, à faire croire aux Russes que la Pologne, les pays baltes ou la Finlande font également partie de l’identité russe ou qu’il y a là un gouvernement nazi à combattre, qui commettrait un génocide contre les Russes.

En ce qui concerne la Suisse, on ne voit pas pourquoi la Russie l’attaquerait. La Suisse dispose de deux atouts majeurs pour les autres pays: ses industries de pointe et les transversales alpines nord/sud. Une guerre les détruirait, ce qui rendrait la Suisse sans valeur pour un agresseur potentiel.

La Russie n’est plus en mesure d’annexer ses voisins

En six longs mois de guerre, l’armée russe n’a même pas pu prendre le contrôle de l’ensemble du Donbass et de la côte de la mer Noire. La guerre anéantit une partie importante de l’armée russe. Celle-ci, tant que durent les combats, perd des centaines d’avions et de chars ainsi qu’une grande partie de son meilleur personnel militaire. En tout état de cause, l’armée russe sera encore plus faible après cette guerre qu’avant. Il faudra des années pour qu’elle puisse ne serait-ce qu’être au même niveau qu’avant la guerre.

En face, la Pologne, les pays baltes et bientôt la Finlande font partie de l’OTAN, bien supérieure à la Russie sur le plan militaire, grâce à ses avions de combat notamment, et sur le plan logistique.

L’économie russe sortira également très affaiblie de cette guerre. Outre les coûts élevés d’une telle opération militaire, la Russie ressent chaque mois un peu plus les conséquences des sanctions. La capacité de la population russe à souffrir est proverbiale, mais elle a aussi ses limites. Pour mener une guerre conventionnelle, il faut non seulement une armée, mais aussi le soutien d’une économie suffisamment forte. 

Les faits montrent que la Russie ne représente pas un danger pour l’Europe occidentale et les Etats baltes ou pour la Finlande dans un avenir prévisible.

La menace nucléaire

L’exception à ce raisonnement: l’éventualité d’attaque nucléaire. «En matière d’armes nucléaires tactiques et opérationnelles, la Russie est clairement supérieure», a expliqué à Infosperber l’expert en sécurité et politicien UDC Albert A. Stahel. Et cela «ne doit pas être sous-estimé». 

Seulement, ni les chars ni les avions de combat ne peuvent protéger les populations de telles frappes. A cet égard, il n’y a pas de raison suffisante à ce que l’Allemagne réarme pour sa sécurité et s’endette pour cela à hauteur de 100 milliards d’euros. Il n’y a pas de raison suffisante à ce que la Suisse achète, pour 6 milliards de francs, 36 avions de combat américains. Des drones ou des systèmes de défense aérienne seraient plus adéquats.

Tous ces milliards sont nécessaires pour pallier d’autres urgences, devraient être mis à profit pour résoudre les problèmes existentiels de l’humanité.

En dépit de cela, le Pentagone, les nombreux grands groupes industriels qui fabriquent des armes, ainsi que les soi-disant think tanks et fondations qu’ils cofinancent, continuent à diffuser des narratifs sophistiqués à destination des politiques et des médias, selon lesquels la Russie de Poutine souhaite restaurer l’ancien empire soviétique et en est effectivement capable… à condition que l’Occident ne s’arme pas massivement.

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