Charles Dutoit n’existe plus

Publié le 7 septembre 2018

Charles Dutoit a été chef titulaire de l’Orchestre de Montréal de 1977 à 2002. Après avoir été accusé (mais non inculpé) de harcèlement sexuel en 2017, nombre de ses concerts ont dû être annulés. – © DR/capture d’écran Orchestre de la Suisse romande

Charles Dutoit est un grand chef d'orchestre. C'est ce qu'écrit Metin Arditi dans une chronique publiée dans «La Croix.» Radio Canada a pourtant décidé de ne plus citer son nom dans ses émissions. La cause? Il a été soupçonné – mais pas inculpé – de harcèlement sexuel. Est-ce une raison de nier l'existence purement et simplement de cet artiste?


Une chronique de Metin Arditi parue dans La Croix


Charles Dutoit a été chef titulaire de l’Orchestre de Montréal de 1977 à 2002, un quart de siècle durant lequel les enregistrements réalisés sous sa baguette ont récolté une cinquantaine de prix. De l’avis général, il a accompli avec son orchestre un travail considérable. Lorsqu’en 2016 il est retourné à Montréal diriger deux concerts exceptionnels, les 3’000 billets ont été vendus en quelques heures.

En parallèle à ses activités de chef à Montréal, Dutoit a travaillé au plus haut niveau sur toute la planète musicale. De 1991 à 2001, il a été directeur musical de l’Orchestre national de France. Il a dirigé les plus grands ensembles symphoniques: Boston, Amsterdam, Los Angeles, Tokyo, Philadelphie, Londres… Avec l’Orchestre de la Suisse romande, il a enregistré en 2007 l’un des meilleurs disques que nous (j’étais alors président de l’orchestre) ayons jamais produit: sous le label Decca, les concertos numéros 2 et 5 de Camille Saint-Saëns, avec au piano Jean-Yves Thibaudet. Les honneurs qui ont été conférés à Dutoit sur quatre continents ne se comptent plus.

Mais voilà, en décembre 2017, il a été accusé de harcèlement sexuel. Il n’a jamais été inculpé, ni bien sûr condamné, et de cette histoire, il n’est pas ici question. Osons aller plus loin: admettons qu’il soit coupable des faits qui lui sont reprochés. La quasi-­totalité de ses engagements ont été biffés, sur la base de simples présomptions de culpabilité: Boston, New York, Londres, San Francisco, Philadelphie ont tous annulé. Oui, oublions cela aussi. Il y a pire. Radio Canada a décidé que dorénavant, les enregistrements que Charles Dutoit a réalisés avec l’Orchestre symphonique de Montréal continueraient de passer à l’antenne, mais que le nom du chef d’orchestre ne serait plus mentionné. Le traitement que lui inflige Radio Canada – qui revient à rien de moins que nier son existence – est-il humain? Jusqu’où ira le politiquement correct? Si une radio ne souhaite pas passer ses enregistrements, libre à elle. Il y a pléthore de bons disques. Mais là… Fini, Charles Dutoit. Terminé. «Éparpillé façon puzzle», comme dirait Bernard Blier dans Les Tontons flingueurs. Ou encore: Finito la musica, si j’ose l’expression. On admire le courage de Radio Canada. On salue son éthique. Verra-t-on demain, au Louvre, un auto­collant cacher le nom de Léonard de Vinci à proximité de La Joconde, car une lettre, découverte récemment, ferait état d’une sombre affaire de mœurs entre l’artiste et la cousine de son modèle?

Dans son livre Si c’est un homme, Primo Levi raconte une scène terrifiante, celle où il se retrouve face à face avec le docteur Pannwitz, chimiste en chef du camp d’Auschwitz. Levi décrit le regard que Pannwitz portait sur lui. Il avait le sentiment d’être observé comme s’il était transparent. Une sorte d’aquarium. Comme si on l’avait en un instant dépouillé de sa qualité d’être humain.

Que Radio Canada se rassure. Elle est en bonne compagnie de bien-pensance: à Cache Valley, dans l’Utah, un enseignant, Mateo Rueda, voulait illustrer son cours sur les couleurs. Voilà que cet impudent montre des nus! À des élèves de 10 ans! Et quels nus! Un Modigliani, un Ingres… Des reproductions de tableaux de la National Gallery de Londres et du Louvre… Une mère d’élève a porté plainte auprès du procureur. Ce dernier n’a pas estimé opportun de poursuivre. Mais l’école, elle, ne l’entendait pas de cette oreille. Ni une ni deux, le professeur a été renvoyé. Ah mais… Je le rappelle, cela se passait à Cache Valley. Il est vrai qu’avec un nom pareil, on est moins surpris.

À New York, depuis début janvier une pétition circule: elle demande au Metropolitan Museum de ne plus exposer Thérèse rêvant, une toile de Balthus. À l’opéra de Florence, un metteur en scène a décidé de rééquilibrer les relations hommes-femmes. Ce n’est plus don José qui tue Carmen. C’est l’inverse! À vrai dire, j’ai toujours eu de sérieuses réserves quant à l’estime qu’avait Mérimée pour les femmes. S’il a donné à Carmen une personnalité aussi fière, c’était par ruse, assurément. En réalité, elle mérite la mort. Je vois qu’il y a une rue Prosper-Mérimée à Niort, à Strasbourg, à Angers, à Mérignac, à Vannes, Laval, Ajaccio… Une encore à Auboué (Meurthe-et-Moselle). Sans vouloir commander personne, je me demande si ces municipalités ne devraient pas s’interroger sur l’exemple qu’elles donnent aux enfants en nommant des rues d’après des personnages aussi misogynes.

Alexandre Dumas non plus n’était pas celui qu’on croit. Cette histoire de trois mousquetaires, alors qu’ils étaient quatre… On s’y perd! Les pas doués en maths ont droit au respect, eux aussi! Et pourquoi c’est tous des hommes? À quand Les Trois Mousquetaires en double mixte?


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