Ce que l’Homme doit apprendre des crapauds
(et des anticonformistes)

Publié le 3 mars 2018

Les idées défendues par les personnalités atypiques favorisent la survie de l’espèce. Chez l’Homme, comme chez le crapaud. – ©Bon pour la tête 2018

Que se passe-t-il dans le cerveau d’un homme qui choisit de s’affranchir de l’opinion commune? Les neurosciences s’intéressent depuis de nombreuses années aux personnalités anticonformistes. L’enjeu est important, car ces individus permettent de faire évoluer la société et avancer la science. Parmi les chercheurs, ils sont peu nombreux à remettre en cause les dogmes et à prendre le risque d’être attaqués, voire marginalisés par leurs pairs, relève The Conversation. L’histoire est riche, pourtant, de ces scientifiques qui, comme Albert Einstein ou Marie Curie, sont sortis des sentiers battus et ont révolutionné leur discipline.


Amandine Bery, Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)


La sélection naturelle semble privilégier le conformisme chez les individus. En même temps, l’évolution préserve une minorité aux idées hors normes, dont la créativité pourrait bien conditionner, ni plus ni moins, la survie de l’espèce. Le mathématicien Cédric Villani et l’ingénieure Thanh Nghiem appellent à valoriser ces individus atypiques. Ils estiment que ceux qu’ils ont rebaptisés les «crapauds fous» sont les plus à même d’inventer de nouveaux modèles dans un monde secoué par le changement climatique, le bouleversement numérique et le terrorisme.

Combat solitaire pour le spécialiste de la maladie de Lyme

L’anticonformisme existe à toutes les époques. Parmi les chercheurs d’aujourd’hui, on voit se dessiner des profils dont les idées suscitent des réactions de rejet chez leurs confrères. Notamment dans des domaines polémiques comme celui de la maladie de Lyme, infection de plus en plus fréquente transmise par les tiques. Un scientifique solide comme Christian Perronne, spécialiste des maladies infectieuses et tropicales, se retrouve par exemple sous le feu des critiques parce qu’il réclame la reconnaissance d’une forme chronique de la maladie.

Pendant une dizaine d’années, ce professeur à l’université de Versailles-St Quentin en Yvelines a mené un combat solitaire, dénonçant l’abandon dans lequel se trouvaient les personnes souffrant d’une maladie de Lyme non soignée. Les douleurs dont elles se plaignaient n’étaient pas prises en considération et leur valaient des diagnostics psychiatriques.

A l’automne 2016, l’annonce par le gouvernement d’un plan de lutte contre la maladie de Lyme est venu confirmer les positions de cet iconoclaste. Dans son livre publié six mois plus tard, La vérité sur la maladie de Lyme (Odile Jacob), Christian Perronne détaille les études montrant qu’un traitement antibiotique prolongé améliore nettement la qualité de vie des patients. Le cas de ce chercheur montre comment la société tire finalement bénéfice des personnalités anticonformistes.

Le destin hors norme de Marie Curie

L’histoire a retenu des destins hors normes comme celui de Marie Curie, lauréate des prix Nobel de physique et de chimie. Née en Pologne, elle débute sa carrière en France, les études supérieures étant interdites aux femmes dans son pays d’origine. En 1906, elle devient la première femme professeur; mais sa nomination à l’Académie des sciences lui sera refusée à cause d’un jury conservateur et anti-féministe.

Son éloge de l’anticonformisme, cité dans le livre Madame Curie, Da Capo Series in Science, mérite d’être relu aujourd’hui: «Nous ne devrions pas laisser croire que tout progrès scientifique peut être réduit à des mécanismes, des machines, des rouages, quand bien même de tels mécanismes ont eux aussi leur beauté. Je ne crois pas non plus que l’esprit d’aventure risque de disparaître dans notre monde. Si je vois quelque chose de vital autour de moi, c’est précisément cet esprit d’aventure, qui me paraît indéracinable et s’apparente à la curiosité. Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science: désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles.»

Le cerveau d’Albert Einstein

Célèbre pour sa théorie de la relativité, Albert Einstein incarne l’anticonformisme, bien au-delà de son époque. Né en Allemagne en 1879, Albert Einstein se confronte dès le début de sa scolarité à ses professeurs dont il conteste l’autorité. Considéré comme un mauvais élève, à cause de ses difficultés à s’exprimer et à s’adapter au système scolaire, il subit de nombreux échecs. Renvoyé du collège de Munich, il est non bachelier et commence par échouer à l’examen d’entrée à l’école Polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), avant de l’intégrer. Toutefois, il se distingue par d’excellentes capacités en mathématiques, reconnues par des mathématiciens et physiciens de renom.

Le destin d’Albert Einstein suscite de nombreuses questions chez les neurobiologistes cherchant à élucider les mystères de l’intelligence. Une équipe de chercheurs canadiens a ainsi étudié des photographies de l’autopsie de son cerveau et les a comparées à celles d’un cerveau «banal». Leur étude, parue dans la revue The Lancet en 1999, a révélé des connexions anormalement nombreuses entre les deux hémisphères. Le cerveau d’Albert Einstein présente également des circonvolutions anormales. Il s’agit de deux caractéristiques observées dans le spectre de l’autisme, suggérant que le prix Nobel aurait pu y appartenir.

Les difficultés d’expression d’Albert Einstein pendant l’enfance sont un autre indice allant dans ce sens. Des scientifiques comme le professeur britannique de mathématiques Ioan James, dans son article sur les «scientifiques singuliers», ou le professeur irlandais de pédopsychiatrie Michael Fitzgerald, dans son article «Einstein, cerveau et comportement», considèrent qu’il aurait pu être concerné par le syndrome d’Asperger, forme d’autisme associant des capacités intellectuelles normales, voire supérieures, et des déficits dans la sociabilité. Ainsi, le non-conformisme de certaines personnalités pourrait, peut-être, s’expliquer par un syndrome d’Asperger.

(…)

Des anticonformistes pour sauver l’espèce

L’anatomie du cerveau chez des individus anticonformistes a pu être étudiée par une équipe internationale en 2012. Grâce à une analyse d’IRM fonctionnelle de leur cerveau, ces chercheurs ont montré que chez eux, la matière grise du cortex orbito-frontal latéral est moins importante que chez des individus conformistes. Cette région, située à l’arrière des yeux, contrôle le comportement social et la prise de décision.

Les mêmes chercheurs britanniques cités plus haut ont passé en revue les études réalisées sur les bases biologiques du conformisme, dans un article publié en 2012. De l’ensemble de ces travaux, ils concluent que le conformisme aurait contribué, au cours de l’évolution, au développement d’adaptations cognitives spécifiques pour faciliter l’apprentissage social chez l’Homme. Autrement dit, que le cerveau de l’Homme s’est adapté pour lui permettre d’apprendre de ses congénères.

Ainsi, il semblerait que la sélection naturelle ait fait son choix en favorisant le conformisme, sans pour autant renier les individus hors normes. Ces derniers apparaissent davantage capables de s’adapter à des situations inhabituelles. La diversité des types de cerveaux, ou neurodiversité, permettrait ainsi la survie de l’espèce. C’est l’hypothèse sur laquelle repose, aussi, la «théorie du crapaud fou», défendue par le mouvement du même nom lancé à l’automne 2017 par 34 scientifiques et autres personnalités inclassables.

«Le changement commence toujours par les quelques pourcents qu’on traite de fous au départ»
Les Crapauds Fous

Conférence TEDx de Thanh Nghiem, à qui on doit (en partie) la théorie et manifeste du crapaud fou.

L’initiative vise à identifier les anticonformistes dans notre société et à les encourager à prendre la parole. Elle emprunte son argumentation à l’étude des animaux: «Les crapauds vivent dans une zone et se reproduisent dans d’autres. Chaque année, de manière grégaire, tous migrent dans le même sens. Lorsque nous construisons de nouvelles routes en travers, ils se font massivement écraser. Sauf que… quelques-uns vont dans l’autre sens, ou trouvent les tunnels que des écologistes font creuser pour eux sous les routes. Parce qu’ils s’aventurent dans des directions non conventionnelles, ces crapauds fous inventent des voies d’avenir et sauvent l’espèce». (…)


Article original en français sur The Conversation: «Neurosciences: comment pensent les anticonformistes?»

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