Publié le 18 juin 2020

Le festival de Woodstock en 1969, événement mythique, a accueilli à la grande surprise des organisateurs, qui en attendaient dix fois moins, près de 500’000 personnes. – © James M Shelley

Le Guardian publie une longue analyse sur notre rapport aux foules, désormais un lointain souvenir. Entre répression et tentatives de domestication, notre désir d’être ensemble, bien que contrarié, ne faiblit pas.

Le meilleur moyen de mesurer notre attachement à un être ou à un phénomène est d’en être tout à coup privé. C’est ce qui nous est arrivé, à tous, et tout récemment, avec les rassemblements. Isolement, distances, confinement, précautions: pour les raisons sanitaires que nous connaissons, les foules sont devenues de véritables dangers, des «bombes à virus». Pire: être parmi la foule, rechercher de la compagnie, fait désormais de nous des individus asociaux, perçus comme égoïstes et peu soucieux de notre santé comme de celle de notre prochain. Voir des rassemblements dans des films ou à la télévision, où les participants partagent sueur, salive et espace clos, provoque même chez beaucoup d’entre nous des bouffées d’angoisse. 

C’est l’observation faite par le journaliste indépendant Dan Hancox dans la rubrique Long Read du Guardian, consacrée aux longs papiers, aux analyses, aux introspections de tous horizons. 

Durant le confinement, Dan Hancox a été frappé par une archive vidéo montrant des supporters de football chantant en chœur dans un stade. Nous avons tous, dit-il à juste titre, ressenti cette émotion particulière provoquée par une foule joyeuse communiant, dans une boîte de nuit, un festival, lors d’un concert ou d’un événement sportif. (Moi aussi.) Et nous la ressentons d’autant plus fort et vivement que nous ne savons pas quand cela sera de nouveau possible. 

En dépit des interdictions et/ou des consignes de prudence, des foules se rassemblent ces jours-ci, (se) manifestent, mais il n’y a là-dedans rien de festif. 

A quoi pense la foule?

Partant de ces constats, le journaliste développe l’idée selon laquelle notre époque, depuis la fin des années 1990, est celle du crépuscule de la joie collective, spontanée et surtout gratuite. 

Vue de loin, la foule fait peur. Elle est incontrôlable. Elle est aussi menaçante, en ce qu’elle catalyse et révèle de nous le meilleur comme le pire: lynchages, pogroms, émeutes, houliganisme… Même lors d’un rassemblement festif, les accidents ne sont pas rares: piétinements, bousculades faisant parfois des morts et de nombreux blessés, crises d’angoisse chez les personnes fragiles… 

L’anglais dispose pour cela d’une nuance: «crowd» désigne un rassemblement de personnes, «mob», un rassemblement de personnes hostiles, agressives ou violentes. 

En un mot: la foule ne pense pas. C’est la théorie admise depuis que sociologues et psychologues, à la suite de Gustave Le Bon (Psychologie des Foules, 1895), ont commencé à étudier ces phénomènes sociaux. «Lorsqu’il est mêlé à une foule, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation» écrit Le Bon. Au premier abord, il semble y avoir du vrai. Excès en tous genres, débauche, désinhibition, la foule permet tout. 

Mais pour Dan Hancox, et avec lui plusieurs chercheurs contemporains, ce discours n’est pas scientifiquement valable. Il est d’abord, et par-dessus toute rigueur, un moyen de légitimer la répression des mouvements de foule, de l’expression collective. Ce sont des discours «de dominants». En considérant comme pathologique ou criminel le comportement des membres d’une foule, on rend le message, les revendications ou les motivations de ces derniers inaudibles. On nie leur libre-arbitre et leur capacité de raisonnement sous le seul prétexte qu’il s’associent à un événement transgressif, bruyant et visible. 

«Les foules ont une capacité incroyable à se réguler d’elles-mêmes» explique au contraire Anne Templeton, de l’université d’Edimbourg, «elles provoquent en fait des comportements très sociaux, les individus s’entr’aident spontanément au cœur d’une foule». Le fait de faire partie au même moment d’un même «tout» qui nous englobe et nous dépasse favorise l’intimité et la solidarité. 

Canaliser et monétiser les foules

1994 est un tournant dans l’histoire des rassemblements festifs et spontanés. Le gouvernement britannique interdit cette année-là les free parties, ces fêtes à ciel ouvert, sans invitation, où des milliers voire des dizaines de milliers de personnes se retrouvent et communient, aidées parfois par des drogues (ecstasy, acide…), autour d’une sono crachant de la musique techno. 

Dès lors, on n’a eu de cesse de vouloir domestiquer les foules. L’urbanisme et l’architecture ont été mis à contribution: les villes sont, de plus en plus, des parcours balisés qui dirigent les habitants entre leur lieu de travail et les lieux de consommation, sous la surveillance de caméras. On observe aussi la disparition progressive des friches, des espaces vides, propices aux fêtes clandestines. 

Bien sûr, les festivals, les concerts, les événements de toute sorte sont toujours possibles, ils sont même encouragés, et ce pour une raison simple: ils ont été peu à peu privatisés et monétisés. Suivant un principe aussi simple que cynique: «là où il y a une foule, il y a des consommateurs». 

On assiste donc à la multiplication d’événements sponsorisés (le «Virgin Money London Marathon», le «Guiness Six Nations»), avec un droit d’entrée, parfois assez élevé, à payer, médiatisés, autorisés, bénéfiques pour le tourisme et l’image d’une ville ou d’une région. En 2015, les «touristes de l’événementiel» ont rapporté à la ville de Londres pas moins de 644 millions de livres. 

Il y a à cela des avantages: un espace balisé, accessible aux personnes handicapées, disposant d’infrastructures, et en principe plus sûr. Mais pour la spontanéité – et la gratuité -, on repassera. 

Nous sommes, par nature, des animaux sociaux. L’expérience de la foule, selon Barbara Ehrenreich, militante féministe et auteure de Dancing in the streets: a history of collective joy (2007), est un rituel initiatique aussi structurant que le langage. Le confinement ne tuera pas notre aspiration à exulter dans les tribunes d’un stade ou à nous déchainer dans la boue à Paléo. Patience. Le désir de vivre, respirer, chanter, danser, pleurer et rire ensemble, n’est pas mort. 

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