Gênes: le phare au delà du pont

Publié le 24 juin 2019
Quelques heures après le matin du 14 août 2018, Gênes était déclarée perdue, effondrée à l'image de son pont Morandi, dont l'écroulement avait fait quarante-trois victimes. Les répercussions s'annonçaient énormes pour l’économie, les transports, le moral des Génois. Mais c’est une population en guerre, le peuple yéménite, qui a réveillé l’idéal des habitants. Les protagonistes de cette nouvelle résistance sont les dockers du port de Gênes qui ont, par deux fois, réussi à empêcher l’embarquement de matériel de guerre vers l’Arabie Saoudite. Le slogan affiché est: «Ports fermés aux armes, ports ouverts aux migrants».

Le pont Morandi ou viaduc de Polcevera est un pont autoroutier qui a été inauguré le 4 septembre 1967. © Domenica Canchano Warthon

Depuis la fin de l’année dernière, les Génois se réveillent en voyant leur pont démantelé. À l’époque de sa réalisation, l’ouvrage d’art a été considéré comme révolutionnaire et admiré dans le monde entier, mais il s’est avéré aujourd’hui être un échec. Le «Brooklyn», comme l’appellent les Génois, a été traversé des milliers de fois. Même par celle qui écrit ces lignes et peut-être par certains d’entre-vous qui les lisez.

Le bruit des chantiers résonne aujourd’hui autour de cette zone.

Il faudra démolir huit bâtiments pour laisser la place à la reconstruction selon les plans signés par l’architecte génois Renzo Piano.
Le viaduc avant et après, il en sera débattu encore longtemps. Mais Gênes n’est pas seulement la plaie d’un pont, c’est aussi l’espoir d’un phare.

Ports fermés aux armes…

Cette belle ville a aussi sa liste de stéréotypes. Les Génois – disent les traditions orales – sont grincheux, pingres, froids, peu hospitaliers… En bref, ces traits de caractère ont contribué à rendre la capitale ligure moins attractive et admirée.
C’est pourquoi on s’émerveille face à un événement aussi inattendu que la mobilisation des travailleurs du port.

Une histoire qui remonte au 20 mai dernier et raconte la prise de position d’une population en faveur d’une autre qui se trouve à environ cinq mille kilomètres de distance.

À la lumière du phare, un groupe de dockers a décidé que la solidarité devait l’emporter sur tout autre critère, et que leur action n’avait pas de prix.  Raison pour laquelle ils ont refusé l’embarquement sur le navire de la compagnie Bahri Yanbu (plus grande flotte de la monarchie saoudienne), des équipements officiellement classés comme armement.

Cela bien que, à l’arrivée du navire, la société exportatrice Teknel de Rome et l’agence maritime représentant la société de transport maritime saoudienne, aient affirmé qu’il s’agissait d’un équipement civil, mentant ainsi à l’opinion publique, à l’autorité portuaire et à la préfecture de Gênes.

Le pont Morandi ou viaduc de Polcevera est un pont autoroutier qui a été inauguré le 4 septembre 1967. © Domenica Canchano Warthon

Ce jour-là, confrontée à la grève des travailleurs, la préfecture avait ordonné que les marchandises soient entreposées dans un hangar portuaire afin d’en déterminer leur nature.

Et aujourd’hui, elles sont toujours là.

Après avoir vérifié les documents de douane, il était clair pour le Collectif autonome des travailleurs du port que la nature de l’expédition était militaire.

Plus précisément, le matériel entreposé est constitué de générateurs électriques, utilisables à des fins guerrières.  

Ainsi, la société Teknel qui, pendant des semaines, avait menacé de dénoncer l’affaire à la presse et fait pression sur les travailleurs en échange de rectifications légales, a fini par admettre qu’il s’agissait «d’armes» destinées à la Garde nationale saoudienne, un organe militaire d’élite, engagé en première ligne dans la guerre civile au Yémen, définie par l’ONU comme la plus grande catastrophe humanitaire de ces dernières années.  

Soyons clairs: en Italie, il n’est pas interdit de produire des armes mais il est illégal de les exporter vers des pays en guerre. Il faut dire aussi que, par le passé, de tels transports ont déjà été effectués et que les navires saoudiens ont également accosté au port de Gênes.

Mais quelque chose a changé après une enquête journalistique menée par le site français Disclose, révélant le cheminement des armes entre la France et l’Arabie saoudite.

…ports ouverts aux migrants

«Nous ne deviendrons pas complices de ce qui se passe au Yémen», ont déclaré les dockers génois. Quelques jours auparavant, leurs collègues français et espagnols, s’étaient également mobilisés contre la compagnie Bahri Yanbu.

Pour la première fois, les fabricants d’armes sont inquiets: les travailleurs portuaires, maillons essentiel de la chaîne du transport international, se sont rebellés.

Dans cette révolte, deux victoires ont été remportées avec le blocage du chargement du 20 mai, renouvelé le 19 juin.                                                                            

Début juin, les mêmes «camalli», les dockers génois, ont accueilli une centaine de migrants sauvés en mer et transportés par un navire de la marine italienne.

«Benvenuti», pouvait-on lire sur la banderole placée par les dockers sur la lanterne du port.

Gênes, une ville qui accueille à sa manière. © Domenica Canchano Warthon

A la lecture de ce slogan, les stéréotypes sur les Génois en ont pris un coup.
A cette occasion, on a pu aussi se souvenir du «fier esprit de rébellion» et du courage à contre-courant démontré durant la Seconde guerre mondiale par les résistants génois qui leur a valu la médaille d’or de la vaillance militaire pour les sacrifices subis pendant les combats de libération de 1945.

Gênes est en effet le seul endroit en Europe où un corps d’armée allemand s’est rendu à des résistants.

Mais l’histoire du navire saoudien n’est pas terminée: la société de transport tentera de déplacer les groupes électrogènes des entrepôts de Gênes par voie terrestre pour les faire embarquer dans un autre port.

Si les dockers génois ont déjà écrit une page cruciale de cette histoire, qui franchira le prochain pas pour mettre un terme au conflit yéménite?

À ce jour, le pont de Morandi a déjà été en grande partie démoli. L’inauguration du nouveau est prévue pour avril 2020. © Domenica Canchano Warthon

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