Maryssa Rachel: la fureur de vivre et la passion noire des mots

Publié le 21 juin 2019
Elle a débarqué à Genève, avec son amie Sab-Rina, un certain 14 juin 2019. Sans savoir ce qui se passait ce jour-là en Suisse. L’apprenant, elle applaudit: «En France, il n’y a pas d’égalité salariale non plus et on en parle peu!» Mais alors de quoi parlent-elles, les féministes françaises? Comment cette écrivaine – elle sort son troisième roman – prend-elle pied dans l’effervescence actuelle? Il faut dire que sa destinée personnelle n’est pas banale.

«Je ne me dis pas féministe. Parce que cette étiquette attire encore, chez beaucoup d’hommes, toutes sortes de réactions énervées et détestables. Je suis égalitariste. Les hommes, les femmes, les homos, les lesbiennes, les trans, et tout ce que vous voulez, nous devons jouir des mêmes droits, des mêmes chances. Cela paraît tout simple. Mais quel temps cela a pris! J’ai quitté ma vie d’épouse avec enfant et je me suis mise en couple avec une femme. J’ai quitté mon job ‘normal’ pour me lancer dans les arts. A l’époque, c’était mal vu.

Ensuite je me suis engagée dans des associations LGBTQIA+, pour apporter mon aide et mon soutien. À l’époque, pas de mariage pour tous, mais par contre, et ce n’est que mon avis, il y avait moins de violence. Le mariage pour tous a soulevé la colère injustifiée des ‘conservateurs’, ceux qui voudraient continuer de vivre dans une société qui n’évolue jamais… et dire qu’on est continuellement obligés de se battre pour des droits qui sont naturels et normaux, s’agace-t-elle… bref. J’écrivais sur Facebook des coups de gueule liés à la vie quotidienne d’une lesbienne, et un mag’ parisien, LP mag, m’a demandé d’écrire des chroniques. 

À la suite de ça j’ai été repérée par Jeanne Magazine, (mag’ lesbien) et j’ai écrit mon premier roman Another Me (l’histoire d’un garçon transsexuel).

J’ai également écrit Kamasutra lesbien (Ed. Musardine) qui cartonne, et pas seulement dans la communauté LGBT.»

Maryssa Rachel, dans sa resplendissante quarantaine, a une flamme particulière dans le regard: elle est curieuse de tout. Et libre, dans sa tête, dans son corps. C’est ce qui donne de la force à ses livres. Au fil d’un cheminement très moderne. Elle a commencé par s’éclater dans les milieux libertins. «Au début, j’ai cru que c’était l’héritage des Lumières, du libertinage à la façon du 18e siècle, une aventure intellectuelle… Bon, franchement, ce n’est pas tout à fait ça. Même pas du tout. Nombre de clubs parisiens n’acceptent pas les femmes en pantalons! Elles doivent être sexy, et les hommes classe… Mais j’ai trouvé intéressant de découvrir toutes ces attentes sexuelles, si diverses. J’en ai parlé sur les réseaux sociaux. Cela a été remarqué et cela a donné Décousue1 en 2015. Un récit plutôt léger. La suite, ce fut plus lourd… »

Car, derrière les jeux, il y a les blessures. Le personnage imaginé par Maryssa Rachel lui fait découvrir les pans les plus sombres de la sexualité: l’inceste, la zoophilie, le sado-masochisme. On en fait le tour dans le second opus de ce cycle: Outrages 2. Les libraires exigent un bandeau «réservé aux lecteurs avertis».

Mais que deviendra Rose, l’héroïne de toutes les audaces… et de toutes les paniques? Dans le cinquième ouvrage, Etat limite3, il n’y a plus de scènes sexuelles. Mais une descente aux enfers, minutieusement décrite. L’alcool, la drogue, les relations pourries, le dégoût de soi, les états «borderline». Les nuits et les jours qui s’emmêlent. Le visage et le corps qui se défont. L’enfermement, les médecins, l’envie et la peur de partir. Maryssa Rachel décrit cette dérive dans un langage direct, d’une vivacité qui le rend crédible. «J’ai voulu raconter ce qui ne se dit pas, ce que l’on n’ose pas raconter quand on est dans cette situation, ce que l’on ne veut pas voir quand on la côtoie chez les autres», s’explique-t-elle. Les abîmes sont devenus son domaine d’exploration. En américain, on parle de kmart ou de dirty realism.

La production littéraire française, dans le sillage de Houellebecq, fait une large place à la description des vies et des paysages tristounes. La banalité sans espoir, même pas désespérée. Maryssa Rachel ne suit pas cette tendance qui fait florès sur les plateaux de télé avec fond de gilets jaunes. Cette femme embrasée fait plutôt entendre ce que l’on ne veut pas entendre. Elle plonge son verbe là où cela fait le plus mal, au plus profond des vertiges, des tripes, du sexe, du cul, du regard perdu vers le plafond de la clinique ou vers le ciel sans pluie ni soleil. Ce n’est pas précisément ce que cherchent les éditeurs et les magazines. Personne ne voulait de cet Etat Limite. C’est 5 Sens, une petite maison d’édition lausannoise, créée en 2015 par deux soeurs, Anne Lise et Chloé Wittwer, qui a retenu ce manuscrit courageux. On l’en félicite. Et l’on se demande où cette bouillonnante Maryssa nous entraînera demain. Après les tréfonds sordides, quelques lueurs? A en juger par celles de son regard, il n’est pas interdit de l’espérer.


1Décousue – Edition 5 Sens.

2Outrages – Ed. Hugo Roman.

3Etat limite, Ground Zero – Edition 5 Sens.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Accès libre

«Le christianisme originel a été perverti par les Eglises»

Il y a des livres dont on a d’autant plus de joie à dire du bien que nous ne souscrivons pas à leurs thèses centrales. Ainsi en va-t-il du «Plaidoyer pour un renouveau européen», de Martin Bernard, paru ce printemps aux éditions lausannoises BSN Press. Petit essai élégant et agréable, (...)

Bon pour la tête
Accès libre

En direct de Gaza, un journaliste palestinien nous parle

La fièvre américaine, le désarroi français… encore des raisons de détourner le regard du Moyen-Orient. Or les bombes tuent tous les jours à Gaza, la colonisation de la Cisjordane avance à marche forcée. Les témoignages sur la tragédie humanitaire s’accumulent. Nous avons pu interroger sur d’autres aspects un journaliste de (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Comprendre le conflit ukrainien: le point de vue de Michael von der Schulenburg

L’ancien diplomate allemand Michael von der Schulenburg a donné courant mai un riche entretien à la «Weltwoche» autour de la guerre en Ukraine. Il y est question de diplomatie, des dynamiques de pouvoirs dans la région, et de la recherche de la paix dans l’ancien bloc soviétique. Cet entretien a (...)

Bon pour la tête

Le 7 octobre et l’inanité du conflit Nord-Sud

Les atrocités commises le 7 octobre par le Hamas ont été suivies de l’invasion de Gaza par les forces armées israéliennes, qui continue de causer la mort de milliers de civils. Ces événements ont des répercussions au niveau planétaire, où ils sont lus comme étant la manifestation d’un affrontement entre (...)

Boas Erez
Accès libre

Génocide des Tutsis au Rwanda il y a 30 ans : « L’engagement de Paris reste une grenade dégoupillée »

Le journaliste français Patrick de Saint-Exupéry, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question (*), fut l’un des premiers à évoquer la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda il y a tout juste 30 ans. Malgré quelques avancées, cette question demeure ultrasensible. Dans une (...)

Catherine Morand

Peindre le chaos: entretien avec la peintre Iris Terdjiman

Peintre à l’outrance assumée et imprégnée de littérature et de musique, Iris Terdjiman, née en 1984 à Montpellier, a présenté cet automne l’exposition «Ghost Track» à la galerie KBK de Bruxelles, puis, en mai 2024, la galerie Moto de Hall-in-Tirol en Autriche accueillera son exposition «Tzu Gezunt». Début 2024, une (...)

Olivia Resenterra
Accès libre

J.-F. Colosimo: «Nous n’aurons pas de paix en Europe, tant que nous n’aurons pas réparé la Russie»

Jean-François Colosimo, intellectuel, théologien et historien des religions est un homme engagé et aussi un homme de foi. De confession orthodoxe, horrifié par l’invasion russe, il écrit, le cœur ému et vibrant, sans rien perdre de sa rigueur intellectuelle, «La crucifixion de l’Ukraine» (2022). C’est pour parler de cet ouvrage, (...)

Loris Salvatore Musumeci

Les grandes universités américaines privilégient les étudiants les plus riches

La Cour Suprême des Etats Unis a décrété fin juin dernier que la discrimination positive basée sur la couleur de la peau, pratiquée dans les universités, est contraire à la Constitution. Beaucoup pensent que ceci permettra un recrutement plus juste. Une étude parue fin juillet démontre cependant que les enfants (...)

«Le loup nous protège des avalanches»

Juin 2023, pendant que la population réfléchit sur la transition énergétique, le Parlement fédéral discute de comment mieux préserver la biodiversité. Ce concept est difficile à saisir et c’est peut-être pour cette raison que les accords internationaux sur la biodiversité sont mal compris et vécus comme des ingérences. Nous en (...)

On se la raconte comme jamais

Sélectionné au Prix du Làc 2023, «Le Comte foudroyé», premier roman du Montreusien Francisco Arenas Farauste, nous emmène dans l’Andalousie de la fin du XIXème, début du XXème, sur les traces d’un comte qui n’est pas sans évoquer Don Quichotte. Entretien.

«Pourquoi les Occidentaux veulent-ils que leur ennemi devienne automatiquement celui des Africains?»

Auteur de plusieurs ouvrages – dont des «Chroniques afro-sarcastiques» publiées en 2011 aux éditions Favre à Lausanne – le journaliste-écrivain Venance Konan est un fin observateur de l’actualité politique ouest-africaine. Il répond aux questions de BPLT sur l’influence de la Russie et la montée d’un sentiment anti-français dans la région.

La philosophie du juste milieu

On ne présente plus Adrien Gygax. Dans son dernier roman intitulé «Départ de feu», ce trentenaire qui a déjà publié au Cherche-Midi, chez Grasset et maintenant chez Plon brosse un portrait incisif d’une génération et d’une époque caractérisée entre autres par l’invasion numérique, la superficialité et une forme de bêtise. (...)

La fuite en avant d’un père en roue libre

Sous le titre ironique de «Fête des pères», Jean-Michel Olivier propose un livre passionnant et admirablement construit qui met en scène le déchirement de ces pères du dimanche, contraints de voir grandir leur enfant de sept en quatorze.

«Comment on m’a jeté en prison». Entretien avec le président péruvien Pedro Castillo et son avocat

Fin décembre, j’ai été mis en été contact avec l’ONG Red Nacional de Derechos Humanos basée à Caracas et Madrid pour réaliser une interview avec le président élu péruvien Pedro Castillo, emprisonné depuis le 7 décembre. M. Castillo étant privé d’accès aux médias, nous avons réalisé cet entretien par l’intermédiaire (...)

Accès libre

Anca Visdei: «La grande œuvre de Giacometti est d’avoir fait une synthèse entre peinture et sculpture»

Anca Visdei est une romancière, auteure dramatique et biographe suisse de langue française et d’origine roumaine. Ses pièces de théâtre sont jouées partout dans le monde, y compris à Bucarest, sa ville d’origine où elle avait commencé ses études de théâtre et de cinématographie dans la spécialisation de la mise (...)

Accès libre

Maria Zakharova: «Nous voulons une Ukraine neutre, non alignée et non nucléaire»

Après presque quatre mois de combats en Ukraine, la parole n’a été que rarement, ou très partiellement, donnée à la partie russe, présentée dans les médias occidentaux comme l’agresseur et l’unique responsable du conflit. Alors que les opérations militaires se poursuivent sur le terrain et que les négociations apparaissent à (...)