Valérie Vuille: «La représentation des femmes dans les médias ne s’élève qu’à 24%!»

Publié le 20 juin 2019
Après un master en études genre, Valérie Vuille a fondé l'association DécadréE en 2016, afin de «promouvoir une presse plus égalitaire qui ne réaffirme par les stéréotypes de genre». Du haut de ses 28 ans, la jeune femme est à la tête d'une équipe qui lutte notamment contre le sexisme dans la publicité, et il y a du boulot!

    BPLT: Pouvez-vous présenter DécadréE en quelques mots? Comment fonctionne-t-elle et quel est son but?

    DécadréE est une association qui travaille sur le domaine de l’égalité dans les représentations. Nous travaillons donc sur la langue, les images, les médias ou encore les publicités. Nous avons plusieurs projets: un web-journal, où nous diffusons des articles avec une perspective genre, des formations sur l’écriture inclusive et la communication inclusive, des formations aux journalistes sur l’égalité dans les médias ou encore une exposition sur les stéréotypes dans les images. En ce moment, nous avons un grand projet sur le traitement médiatique des violences sexistes. Nous faisons une veille médiatique, nous réagissons aux articles problématiques, mais surtout, nous ouvrons le dialogue avec les journalistes et nous faisons des formations sur la question.

    Comment l’association intervient-elle concrètement et qui la finance?

    Nous ne souhaitons pas imposer une manière de faire, mais ouvrir le dialogue en apportant une expertise sur le genre et en facilitant des discussions. Tous nos projets sont construits dans cette philosophie. Le web-journal est une plateforme qui nous permet de diffuser des contenus, mais il permet aussi à des jeunes journalistes en devenir de s’exercer et de découvrir des sujets. Ils et elles sont ainsi libres d’apporter les thèmes qui leur plaisent tant qu’il y a une perspective genre (…) Ce que nous voulons avant tout c’est partager les expériences et les connaissances et trouver ensemble des chemins pour se diriger vers l’égalité. Nous faisons des formations et nous réagissons. Nous sommes par exemple publiquement intervenus sur Léman Bleu, lorsque Coop a sorti son magazine spécial grillade avec du contenu sexiste, et nous avons porté plainte auprès de la commission pour la loyauté, sans retour jusqu’à présent. L’association est financée à la fois par des dons privés et publics. Quant au journal, il vit en grande partie des dons individuels. 

    Migros et Coop se font de la concurrence sur le plan des slogans sexistes.

    DécadréE se positionne en faveur de l’écriture inclusive, mais cette méthode ne dénature-t-elle pas l’esthétique de la langue?

    Pour moi, l’écriture inclusive est un outil indispensable à une société plus égalitaire. La langue est l’instrument qui nous permet de dialoguer, de formuler nos idées et nos pensées. Comment avoir une société égalitaire si l’outil qui permet de la penser est biaisé? Des études le montrent, le masculin n’est pas neutre et les femmes ne s’y reconnaissent pas, notamment dans le cadre des offres d’emploi. On dit effectivement que l’écriture inclusive alourdît le texte et qu’elle est moche mais, pour moi, c’est une pensée trop simpliste. Premièrement, ce qui est beau est lié à ce que nous avons l’habitude de voir. Si l’écriture inclusive était utilisée couramment, elle deviendrait belle à nos yeux et surtout aux yeux de la génération précédente. J’ai étudié les lettres et suis également une amoureuse de la langue et de l’esthétisme de la langue. Je ne pense pas que l’écriture inclusive soit forcément contraire à une langue esthétique. Elle est en fait méconnue. Aujourd’hui, lorsque l’on pense écriture inclusive, on pense tiret et point médian. Mais de nombreux outils alternatifs existent. DécadréE cherchent à faire connaitre tous les outils existants pour que chacun et chacune puisse trouver la pratique qui lui convienne. Plus encore, nous avons ici la chance d’avoir une langue créative, qui reflète l’évolution de la société, qui reflète le monde tel qu’il est.

    On pourrait dire que l’ascendant du masculin sur le féminin à l’écrit est un genre de compromis, non?

    Les femmes font déjà beaucoup de compromis et je ne pense pas qu’ils doivent avoir lieu dans la langue. Au contraire, si nous devons faire des compromis, c’est pour retrouver un équilibre et rompre cette hiérarchie qui est la base du sexisme et du système patriarcal. Il nous faut créer un monde où les privilèges ne seraient pas basés sur la domination, mais sur l’équilibre, la bienveillance et l’entraide.

    Comment s’est déroulée la manifestation du 14 juin pour vous et que représente-t-elle à vos yeux?

    J’ai passé une journée magnifique remplie de discussions et de partage. Ce fut extrêmement énergisant et extrêmement réconfortant de voir toutes ces personnes dans les rues. Lorsque l’on travaille dans les domaines de l’égalité, on est souvent confrontés à des oppositions et à des difficultés. Remettre en question un système demande de la force et de la détermination. On parle aujourd’hui de plus en plus du burn-out militant d’ailleurs. Ces journées de mobilisation permettent de retrouver de la force et de l’énergie. Elles redonnent du sens au combat (…) Il est maintenant important de faire quelque chose avec cette mobilisation et ces informations. Cette grève est le début d’une nouvelle vague plus globale et militante de revendications en Suisse.

     

    On en redemandait…

    On a souvent entendu que les hommes étaient exclus de la manif’. Qu’en est-il et quel rôle ont-il joué?

    Les hommes n’ont jamais été exclus de la grève, mais ils ont une posture d’alliés. Cette grève est la grève des femmes et ils sont là pour aider et soutenir ces femmes. Les hommes ont des privilèges, ils sont plus visibles, ils se déplacent plus facilement dans l’espace public, ils prennent plus facilement la parole et sont plus présents dans le paysage: la représentation des femmes dans les médias s’élève à 24% seulement, selon le dernier monitorage mondial des médias. L’objectif était de les sensibiliser à cette position d’alliés afin qu’ils remettent en question leurs privilèges et qu’ils laissent les femmes être sur le devant la scène. J’ai vu beaucoup d’hommes se mobiliser le 14 juin, en portant un badge en signe de soutien, en venant à la manifestation, en s’occupant des tâches que font traditionnellement les femmes.

    Ne pensez-vous pas que certains mouvements ou certaines mesures desservent la cause égalitaire plus qu’ils ne contribuent à la faire évoluer?

    Je pense qu’il faut être conscientE du plus grand paradoxe du féminisme. Nous voulons l’égalité et donc, d’une certaine manière, effacer les différences entre femmes et hommes, mais pour cela nous devons les rendre visibles et se revendiquer en tant que femmes. C’est un paradoxe qui nous suivra toujours. Il faut en être conscientE et construire à partir de là. J’aime bien donner l’image de la tour Jenga. On doit déconstruire et reconstruire une tour sur laquelle nous sommes. Chacun et chacune à sa manière de faire. Il faut simplement respecter la liberté de chacun et chacune. Certains combats sont plus militants et d’autres plus modérés et les deux sont utiles. A DécadréE, nous avons une approche modérée qui ouvre la discussion, mais nous sommes heureux et heureuses lorsque d’autres frappent le point sur la table comme avec la grève. Cela permet parfois d’ouvrir les consciences et les portes.

    Pensez-vous que la Suisse est réellement en retard sur les questions égalitaires?

    Oui, quand je vois la différence entre les médias suisses et les médias espagnols, par exemple, je constate qu’il y a encore énormément de travail. Dans le cas des féminicides, par exemple, soit les médias n’en parlent pas, soit ils en parlent mal en évoquant des drames passionnels. Il y a encore très peu de média qui traitent de cette thématique comme un fait de société et selon les termes appropriés. Les médias publiques espagnols ont mis en place une charte et ils soulignent l’ampleur du phénomène à chaque fois qu’il y a un meurtre, en utilisant les bons termes. 

    Les Suissesses ont eu le droit de vote en 1971, c’est extrêmement tard! Aujourd’hui, dans ce pays qui se dit neutre et revendique une démocratie proche de la perfection, nous devons agir pour donner à tous et toutes les mêmes droits.

    Qu’avez-vous à répondre à ceux qui reprochent aux mouvements égalitaires d’avoir été trop bruyants autour de cette grève? D’en avoir trop fait?

    Compte tenu du silence de ces dernières années et des chiffres affligeants de la Suisse sur les questions d’égalité, je ne pense pas non. Là encore, on retombe dans des vieux travers. Les femmes devraient être discrètes, elles devraient rester à la maison et se taire, lorsqu’elles font un peu trop de bruit, c’est tout de suite mal interprété et mal pris. Pour une femme, se mettre en couple avec un homme, c’est augmenter les risques de mortalité. Une femme meurt toutes les deux semaines, nous sommes agressées dans la rue, au travail. Nous ne sommes pas en sécurité chez nous, pourtant nous faisons encore une grande partie du travail domestique pour lequel nous ne sommes pas payées. Pour cela, et pour toutes les autres raisons citées dans le manifeste, les femmes ont le droit d’être en colère et de le revendiquer. 

    Certains détracteurs de la grève affirment qu’il s’agissait d’une manœuvre de la gauche de prendre l’ascendant sur le paysage médiatique. Les femmes de droite se sont d’ailleurs montrées très réticentes à participer. Comment expliquer cela?

    Pour moi, il est faux de penser que l’égalité est un combat partisan. Vouloir l’égalité, ce n’est pas prendre parti, c’est simplement exiger des droits fondamentaux qui valent pour tous les êtres humains. J’entends beaucoup dans les médias que faire une rubrique égalité ou engager une personne pour parler de ces questions cela serait déjà rompre la neutralité du journalisme. Je pense que c’est faux et qu’en 2019, il est grand temps de comprendre que chacun et chacune devraient avoir les mêmes droits et les mêmes chances.

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