Yumie: «Je suis une putain privilégiée»

Publié le 12 juin 2019

Yumie V, invitée au cinéma l’Oblo à Lausanne à une soirée organisée le 1er juin par le collectif d’organisation de la grève du 14 juin, une projection du film «Empowerment» sur trois travailleuses du sexe parisienne a été suivie d’un débat. – © David Glaser

La Française Yumie V est une travailleuse du sexe depuis 6 ans. En Suisse, elle exerce le métier de prostituée en tant qu’indépendante. Elle a pour mission de donner du sens à ses activités, en les conceptualisant. Yumie est aussi militante avec un regard critique sur le sort de ses consœurs françaises dont l’activité est rendue difficile, une loi sur la pénalisation des clients étant passée par là.

Comment pourriez-vous décrire ce qui vous a amené à ce métier et aujourd’hui nous expliquer ce qu’est exactement votre métier?
Quand j’étais ado, la figure de la putain me semblait être tellement puissante, tellement libre. La sexualité m’apparaissait déjà comme un espace d’abandon magnifique et de rencontre humaine dans sa plus grande sincérité. Donc je rêvais d’être putain comme d’autres se rêvent chanteuse. Et puis quand je me suis «lancée» dans ce travail, d’abord pour confronter mon fantasme à la réalité, il se trouve que la réalité fut à l’image de mon fantasme parce que j’investissais le moment de la passe de toute la beauté que je lui rêvais, et que j’ai donc su créer un moment à l’image de ce rêve. Bref, dès le début je me suis vécu «Putain» comme artiste. Et cet investissement dans mon métier se renforce avec le temps. C’est une profession qui a du sens et que je vis comme une vocation: celle de rendre le monde meilleur par la sexualité, en créant un espace de liberté, d’abandon, de plaisir, de douceur, de joie, de partage. Je ne produis rien sinon du bien-être. En revanche, je monnaie ma disponibilité et mon attention et ce dans le but d’offrir des prestations sexuelles, des massages érotiques et du «gfe» («Girlfriend Experience», le client est dans un type d’échange plus long avec la travailleuse du sexe, dans un modèle d’échange entre un homme et sa petite amie, ndlr).
La grève de la femme vendredi 14 juin, ça vous inspire quoi?
Je ne serai pas présente à ce moment-là. Bien que je soutienne totalement et entièrement cette démarche qui me semble importante, en tant que française, je suis désolée de dire que nous avons de plus grosses urgences en termes de militantisme. Entre autres parce que la Suisse est un pays riche où globalement ça va, un pays beaucoup plus tranquille et sûr. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire. Par ailleurs je suis plus dans une démarche «queer intersectionnelle». Ce qui m’intéresse et m’interpelle est de comprendre les systèmes de privilèges et de stigmatisation, comment ils s’influencent et se croisent. De fait la lutte féministe n’a pour moi de sens que si elle considère et intègre les autres groupes sociaux stigmatisés. Aussi, je n’ai pas du tout de pensée politique. Je ne sais pas comment agir, sinon en donnant du sens à ce que je fais. C’est pourquoi dans le domaine du travail du sexe, j’essaie surtout de créer un discours qui permette à la fois de montrer un autre regard et en même temps de nous réapproprier notre voix qui est systématiquement mise sous silence.
Vous avez une activité militante ici?
Si l’on veut. Je veux dire, je ne me trouve pas très active ni engagée. Je participe à des tables rondes sur le travail du sexe, et avec mon amie Zoé Blanc-Scuderi, une sexothérapeuthe qui a fondé Sexopraxis, nous mettons en place une formation sur le travail du sexe, d’une part pour montrer qu’il s’agit bien d’un métier qui demande des compétences; d’autre part parce que les personnes arrivant dans ce domaine doivent tout apprendre par empirisme, ce qui les isole davantage (on ne peut pas vraiment demander des conseils à une amie sur comment bien faire sa communication sur internet quand on est escort) et les met potentiellement en danger physique, sanitaire et surtout psychologique.
Etes-vous enragée par ce qui se passe en France?
En France, depuis la loi sur la pénalisation des clients votée en 2016, les conditions de travail se sont largement dégradées. Il y a moins de clients, donc les travailleurs du sexe acceptent des pratiques ou des clients qui les mettent en danger. Il y a des descentes de police pour arrêter les sans-papiers, inutile de vous dire qu’étrangère plus pute est une combinaison propice aux abus policiers.
Bien sûr, et en même temps je dois bien admettre que je suis une «putain» privilégiée qui a eu la possibilité de partir travailler en Suisse et a préféré son confort personnel plutôt que la lutte aux côtés de ses consœurs précarisées. Cette loi de pénalisation des clients est terrible pour mes consœurs. Elle renforce encore plus la précarité alors que le travail du sexe était pour beaucoup un moyen d’en sortir, de s’en sortir. Je trouve cela affligeant de se prétendre féministe et de tout faire pour empêcher des individus en majorité femme de s’émanciper de leur situation à elles comme elles le veulent sous prétexte que la prostitution serait «en elle même» une violence. Il serait bon de prendre conscience qu’il y a une plus grande violence que la prostitution (quoi qu’on en pense) que manifestement ces «feministes» bourgeoises ne connaissent pas: la pauvreté.
Comment expliquer cette position de ces féministes et femmes politiques?
Je pense que dans le fond, il y a un enjeu politique qui est de plaire à la population. Dans l’imaginaire collectif, la prostitution est considérée comme avilissante. Faire des lois contre le travail du sexe va dans le sens de l’inconscient collectif.
Mais c’est faire le jeu du patriarcat que de dire aux autres ce qui les aliène ou ce qui les rend dignes. Ce qui est le plus avilissant, c’est que soient prises des décisions qui auront un impact sur la vie des personnes concernées (comme voter une loi par exemple) sans leur demander leur avis! Y a-t-il plus paternaliste que ça?! Et quand nous nous organisons nous-mêmes pour faire entendre notre voix, nous sommes systématiquement mises sous silence, si ce n’est insultées.
Concernant l’argument du «non-choix» dans la prostitution, c’est surtout un non-sens absolu. Aucun choix, quel qu’il soit, n’est jamais pris et défini uniquement par ma volonté. Le choix humain est toujours déterminé par un tas de choses, le contexte culturel, le besoin de se sentir reconnu par mes pairs, la représentation inconsciente que j’ai de moi, des autres… Du choix des vacances à celui de mon partenaire; du choix de ma tenue à celui de mon travail, tout est agencement comme dirait Deleuze.
Le problème viendrait-il surtout de notre besoin de s’insérer dans une société capitaliste?
Dans un système capitaliste déterminé par la nécessité de gagner de l’argent pour survivre, nous avons toutes et tous la contrainte de nous trouver un travail. C’est pourquoi se choisir un travail est de toutes façons biaisé, quel que soit le choix de ce travail, qui que nous soyons. Avez-vous vous même choisi de manière absolument libre votre travail? Bien sûr que non. Donc il faut cesser d’utiliser cet argument contre le travail du sexe. Ou bien renverser toute la société capitaliste.
Le choix du travail du sexe peut être une solution voire une voie d’émancipation. Si une femme migrante qui n’a pas de papiers en France veut vivre comme tout le monde. La prostitution sera peut-être, au vu de l’impossibilité pour elle de s’intégrer sur le marché «classique» du travail en France, la seule solution pour survivre. Ça n’en restera pas moins un choix tant qu’elle consent à le faire. Ce travail lui permettra peut-être même d’avoir une vie relativement confortable, d’être maîtresse de son emploi du temps, de se sentir utile à la société. Le mot clé me semble être le consentement. Si l’on est forcé par un tiers, ce n’est plus un choix mais une exploitation, au même titre d’ailleurs que le travail domestique, domaine dans lequel il y a énormément d’exploitation mais manifestement cela ne semble déranger personne.

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