Silke Grabherr: «Dans ma profession, l’homme est une espèce rare!»

Publié le 14 juin 2019

«Celles qui vous mettent des bâtons dans les roues sont plutôt les femmes.» – © DR

A 39 ans, Silke Grabherr est déjà une sommité dans le monde scientifique. Formée en tant que médecin légiste, elle a été désignée directrice du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) en 2016 et enseigne également sa spécialisation aux Universités de Genève et de Lausanne. Lauréate du prix du rayonnement académique 2019, cette férue de travail d'origine autrichienne a atteint une reconnaissance internationale en mettant au point la technique de l’angiographie post-mortem.

BPLT: Vous êtes beaucoup moins sur le terrain qu’avant, est-ce que ça vous manque?
S.G: Je ne suis plus à 100% dans les salles d’autopsie comme avant, à part quand je prends des gardes. Je ne peux pas diriger un centre de 230 personnes en continuant mon activité.
Non ça ne me manque pas forcément, car mon travail actuel est très intéressant. Il s’agit d’une tout autre profession.
Comment avez-vous fait pour pratiquer une angiographie1 sur une personne décédée? Pour la mettre dans les conditions d’une personne vivante?
Il s’agit de remettre en route la circulation vasculaire, afin que le corps nous montre où il y a une hémorragie, où les vaisseaux sont bloqués. Ce qu’on ne parvient pas à faire dans une autopsie standard.

Dans une interview accordée à 24Heures en 2016, vous dites qu’il est «dommage que les médecins envisagent la mort comme un échec». Comment devraient-ils l’envisager selon vous?
C’est une grande discussion que nous avons actuellement au sein de l’université, avec les étudiants de première année de médecine, notamment. On a discuté de la vision de la mort et on s’est demandé si, dans certains cas, la mort et la préparation à la mort, ainsi que l’accompagnement vers la mort ne devraient pas aussi faire partie du travail du médecin. Pourquoi est-ce que quand un traitement ne fonctionne plus, le médecin ne s’occupe plus du patient? Nous pensons que lorsqu’un traitement arrive à son terme et que le patient souhaite se préparer à partir, les médecins devraient également participer à cette préparation. D’ailleurs, nous avons soumis des questionnaires aux étudiants en médecine et, plus ils avancent dans les études, plus ils se rendent compte de l’importance de cette problématique.

Vous êtes donc favorable à l’euthanasie?
Pas à l’euthanasie, parce qu’il faut pouvoir discuter avec le patient. Il faut que les limites soient très claires. Mais je pense que dans le cas d’un patient qui va mourir de toute façon dans les jours qui viennent, pourquoi ne pas le laisser choisir la manière? C’est une chose à laquelle les médecins devraient réfléchir. Ils devraient être au courant et avoir le courage d’envisager cette option en informant et non en l’écartant.
Dans votre domaine, où en est-on de l’égalité homme/femme?
Eh bien c’est en passe de ne plus être égalitaire, car il y a de moins en moins d’hommes. Au niveau des études, on a beaucoup plus de femmes que d’hommes. Qui plus est dans ma profession: l’homme est une espèce rare!
La Suisse est-elle un cas particulier à ce niveau-là?
A l’étranger, ça commence aussi. Je connais bien l’Allemagne et si on regarde les postes qui ont été occupés dernièrement, même au niveau de la direction, ce sont des femmes. On a plus de femmes que d’hommes et également à des niveaux décisionnaires, pas uniquement dans les postes hiérarchiquement inférieurs.
Est-ce un combat qui vous tient personnellement à cœur?
Pas forcément. J’ai beaucoup de collaborateurs très actifs là-dedans, je fais tout pour les soutenir, mais moi personnellement je n’ai jamais vécu le sexisme. Je pense qu’il y a beaucoup d’actions qui sont mises en place pour les femmes, c’est même presque un peu plus simple d’en être une en médecine. Parce qu’en tant que femme, si vous voulez obtenir une bourse pour faire une année ailleurs ou être cheffe de clinique scientifique, entre autre, il y a beaucoup de bourses mobilité accordées aux femmes. J’en ai vu beaucoup pouvoir en profiter, au centre notamment. En revanche, je n’ai jamais vu de ma vie des bourses uniquement destinées aux hommes. Il n’y en a pas.

Pourquoi ces bourses pro-femmes sont-elles nécessaires?
Parce que les femmes n’avaient pas forcément accès aux postes hiérarchiquement plus élevés, donc il a fallu faire quelque chose pour qu’elles puissent faire des carrières académiques. A mon avis, les différences viennent plutôt du foyer et du train de vie, et pas forcément du milieu professionnel. Combien d’hommes sont d’accord de faire un temps partiel pour s’occuper des enfants pendant que la femme travaille à 100%? On accepte plus facilement d’un homme qu’il soit absent, au travail ou en déplacement. Mais, à mon avis, c’est une question de culture et de pression sociale. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait moins de femmes dans les postes hiérarchiquement plus élevés, car, même si nous avons plus de femmes que d’hommes à l’hôpital, elles sont peu à travailler à 100%. On ne peut pas être directeur d’un centre si on ne s’astreint pas à un tel rythme.

«Les femmes se mettent des bâtons dans les roues entre elles»
Silke Grabherr

Avez-vous pu constater des différences dans d’autres pays?
Par rapport à d’autres pays, notamment ceux du sud comme l’Italie ou l’Espagne, je pense que la Suisse est plutôt bien lotie à ce niveau-là. Il est clair que les pays nordiques ont de l’avance par rapport à tout cela, comme au niveau du développement social à plus large échelle.

Vous n’êtes donc pas la première femme directrice du CURML?
Non, loin de là. En Suisse nous sommes deux femmes à des postes similaires et elles sont plusieurs en Allemagne.

Vous considérez-vous comme féministe?
Non, je ne crois pas. D’ailleurs, les seules personnes qui m’ont maltraitée au travail, parce que je suis une femme, étaient des femmes.

Vous pensez donc que les femmes sont plus dures entre elles que ne peuvent l’être les hommes?
Oui. Des femmes qui sont jalouses parce qu’une autre a un poste plus important, j’en ai vu plein. Alors que des hommes qui remettaient en cause la position d’une femme à cause de son genre, je n’en ai jamais vu. Les personnes qui vous mettent des bâtons dans les roues sont plutôt les femmes, qui ne veulent pas que d’autres femmes aillent plus haut, car il est plus simple pour elles de se dire que les femmes sont dévalorisées. Je connais personnellement des femmes qui, à l’Université notamment, n’arrêtent pas de se plaindre, de dire qu’elles sont maltraitées et que c’est injuste, alors que ce sont elles les plus agressives, non seulement avec les hommes, mais entre elles. Il y a un certain phénomène qui va dans le sens inverse. Evidemment, il serait plus important que les femmes s’entraident, mais c’est rare. Le contraire est plus fréquent.

Allez-vous faire la grève le 14 juin?
Non, mais je vais probablement porter quelque chose de violet. Ici, à l’institut, beaucoup vont faire un pique-nique à la place, afin de discuter de cette problématique.  Faire un joli repas et porter du violet pour montrer qu’elles sont solidaires. Ce que je vais faire également, mais je ne ferai pas la grève.


1L’angiographie est une technique d’imagerie médicale portant sur les vaisseaux sanguins qui ne sont pas visibles sur des radiographies standards. Elle impose l’injection d’un produit de contraste lors d’une imagerie par rayons X. (Wikipédia)

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