Ahmet Altan ne reverra plus jamais le monde

Publié le 4 janvier 2019

Son «crime»: à la veille de la tentative de coup d’Etat, il avait diffusé des «messages subliminaux» dans une émission de télévision. Entre-temps, il sait: «Je ne reverrai plus jamais le monde». C’est le titre de son livre avec des textes de prison. – © TPI

Le journaliste et écrivain turc Ahmet Altan est emprisonné à vie. Il a écrit les premiers mois de son enfermement.

Un article original de Jürg Müller-Muralt, pour Infosperber

Une traduction de Jonas Follonier


Selon Reporters sans frontières, la Turquie est l’un des pays qui compte le plus grand nombre de journalistes emprisonnés dans le monde. Depuis la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, le chef de l’Etat Erdogan et son appareil judiciaire obéissant font rage contre tout ce qui sent l’opposition. Elle a également frappé Ahmet Altan, l’un des journalistes et écrivains turcs les plus en vue. Il connaissait le danger, car bien avant 2016, il s’était exprimé de manière critique contre les puissants, avait abordé des sujets tabous et abordé, par exemple, la discrimination des Kurdes.

Un jour, l’heure était venue: la police a sonné à la porte à 5h42 du matin, conformément à la procédure normalisée dans tous les Etats autoritaires et dictatoriaux. «J’avais déjà les vêtements pour le cambriolage de la police et l’heure d’après.» Le 16 février 2018, Altan a été condamné à la réclusion à perpétuité et en octobre 2018, la sentence a été confirmée. Son «crime»: à la veille de la tentative de coup d’Etat, il avait diffusé des «messages subliminaux» dans une émission de télévision. Entre-temps, il sait: «Je ne reverrai plus jamais le monde». C’est le titre de son livre avec des textes de prison.

Supériorité spirituelle et force mentale

Dans ses 19 courtes contributions, Ahmet Altan montre sa souveraineté admirable, sa supériorité spirituelle, sa force mentale et ses grandes qualités littéraires. Ce n’est pas une comptabilité avec le système, il ne joue plus un grand rôle superficiellement. Altan fait autre chose: il essaie de s’installer dans son nouvel environnement avec un rayon d’action limité, de s’armer contre les bas-fonds de cette forme d’existence, de préserver son identité. Il observe et décrit méticuleusement la vie quotidienne en prison, dresse le portrait de ses codétenus, prend note d’une conversation théologique qu’il mène en agnostique avec deux musulmans profondément religieux, enregistre son état émotionnel et ses changements, participe à des réflexions philosophiques sur la liberté et la prison – tout en apportant un témoignage impressionnant de sa lecture.

La phrase qui change tout d’un coup

Lorsqu’il est assis dans la voiture de police après l’arrestation, l’un des policiers lui offre une cigarette – et il répond par une phrase qui, en un sens, devient la phrase clé de son existence de prisonnier: «Je fume seulement quand je suis nerveux». La phrase est venue tout à fait spontanément, et «ça change tout d’un coup». C’était une phrase qui «ne tenait pas compte de cette réalité, oui, se moquait d’elle et créait une énorme distance entre moi et cette réalité».

Les méthodes subtiles de torture

Au début de son odyssée en prison, Altan est jeté dans une cage avec plusieurs prisonniers. Parmi eux se trouvent des militaires de haut rang qui ne peuvent pas classifier leur situation et un professeur qui prie tout le temps. Ahmet Altan décrit son propre état d’esprit, la tentative de ne pas tomber lui-même dans la folie, dans la vraie folie. Il décrit ce que c’est que de ne plus avoir «aucun visage» parce que les toilettes de la prison manquent de miroirs – une forme subtile de torture. Ou ce qui vous arrive quand vous êtes enfermé longtemps dans une pièce sans lumière naturelle et sans horloge, comment vous perdez la dimension du temps. Ou ce que c’est que de voir vos proches dans une foule nombreuse pendant l’un des différents transports, comment ils vous reconnaissent soudainement derrière les fenêtres grillagées du véhicule, et comment vous devez regarder votre fille tomber en larmes dans les bras de son frère.

Les juges effondrés

Dans un autre moyen de transport, il entre en conversation avec trois juges également capturés. L’un d’eux a dit: «Mon dossier est complètement vide, il n’y a pas une seule preuve. J’ai été arrêté par un collègue juge et un ami à moi.» Puis il m’a pris dans les bras en pleurant et a avoué: «Si je ne t’avais pas arrêté, ce serait mon tour.» Ces juges n’auraient jamais pu imaginer que le malheur qui est arrivé à d’autres personnes pourrait un jour leur arriver aussi. Ça l’a frappé sans préparation comme un coup de poing et l’a fait s’effondrer. Le commentaire d’Ahmet Altan: «J’ai vu que les gens qui possédaient le pouvoir et l’immunité étaient beaucoup moins capables de résister aux chocs violents de la vie que quiconque.»

Scepticisme à l’égard du pouvoir en tant que tradition familiale

Altan, par contre, a toujours eu une relation rompue avec le pouvoir, par tradition familiale, pourrait-on dire. Son grand-père a été condamné à mort pour avoir aidé des insurgés pendant la guerre de libération, mais il a pu se sauver au dernier moment. Son père, lui aussi, «a été condamné des centaines de fois pour sa lettre et a passé de nombreuses années en prison.» Et son frère a également été condamné à la prison à vie. Vous connaissez votre chemin, il n’est pas pris au dépourvu quand l’Etat vous retire de la circulation.

Les ailes de l’imagination

Mais Altan n’abandonne pas. Dans un impressionnant chapitre final intitulé «Le paradoxe de l’écrivain», il montre comment il organise sa résistance: avec l’aide de l’imagination de l’écrivain. Sa devise est le paradoxe très discuté du philosophe grec Zenon: «Un objet en mouvement n’est ni où il est, ni où il n’est pas». Altan pense «que ce dicton convient beaucoup mieux à la littérature et encore plus à l’écrivain qu’à la physique». Et ce, pour cette raison: «Je ne suis ni où je suis, ni où je ne suis pas. Vous pouvez m’enfermer où vous voulez. Sur les ailes de mon imagination infinie, je parcourrai le monde entier.» En d’autres termes, son immense trésor de souvenirs et sa sérénité intellectuelle lui permettent d’être actif en littérature même dans les conditions les plus difficiles. Ce livre en est la preuve impressionnante. La seule question est de savoir combien de temps les autorités le permettront après la publication de ce livre.

Aussi un livre réconfortant

Les textes, qui oscillent entre observation sobre, moments de désespoir, réflexions profondes et moments individuels presque poétiques, déploient un effet fort également grâce au langage simple et clair. En accord avec ce que Peter Bichsel a dit récemment dans un autre contexte: Même «un rapport d’un camp de concentration, s’il est bien rédigé, peut avoir quelque chose d’édifiant. Il peut devenir un livre de consolation […]» (Peter Bichsel, Et si ?. Entretien avec Sieglinde Geisel, Kampa Verlag, 2018). Vu sous cet angle, le livre d’Ahmet Altan est un livre de consolation parce qu’il est réconfortant de savoir quelles ressources mentales sont capables de mobiliser des personnes dans des situations désespérées et sans espoir.

Il y a toute une série d’œuvres littéraires célèbres qui ont été créées dans les prisons politiques de ce monde, de Rosa Luxemburg, Dietrich Bonhoeffer et Wolfgang Borchert à Nelson Mandela et bien d’autres. Sans parler des nombreux témoignages littéraires de survivants de l’Holocauste et du système soviétique du Goulag. Ahmet Altan appartient à ce groupe de grande littérature de prisonniers politiques et de prisonniers d’opinion.


Ahmet Altan, Ich werde die Welt nie wiedersehen. Texte aus dem Gefängnis, S. Fischer Verlag, 173 pages

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