Comment bien mentir aux enfants: Trump, le Père Noël et la théologie d’après Platon

Publié le 4 janvier 2019

Détail de l’Ecole d’Athènes, de Raphaël. – © Wikipédia

Une nouvelle vidéo de Donald Trump a fait réagir ces derniers jours: le roi du mensonge s’est fait pour une fois l’apôtre de la vérité, et il a implicitement révélé à un enfant de 7 ans que le Père Noël n’existait pas… Mais n’a-t-il pas eu raison de le faire? Ne faut-il pas dire la vérité aux enfants sur le Père Noël? S’agissant de l’un des marronniers de la fin d’année, il est temps de clore le débat en rappelant le raisonnement de l’un des plus grands défenseurs de la vérité, le philosophe athénien Platon (Ve s. av. JC).

Anthony Feneuil, Maître de conférences en théologie, Université de Lorraine


Platon et les histoires de grands-mères

Il n’est pas attesté que Platon ait cru au Père Noël, mais l’on sait qu’il a réfléchi à l’éducation des enfants, et à la place du mensonge dans celle-ci. Dans le livre II de La République, il se scandalise que l’on puisse raconter aux enfants des histoires choquantes et violentes, où les dieux se font la guerre, se trompent, s’entretuent jusqu’à parfois se manger entre eux. Les dieux ne sont-ils pas, en vérité, meilleurs que les humains, et donc exempts de leurs défauts? Et si l’on donne en spectacle aux enfants des divinités avides de pouvoir, violentes et jalouses, comment espérer que les futurs citoyens qu’ils deviendront se comportent mieux que les dieux qu’on leur donne en modèle? Ne devrait-on pas abandonner toutes ces histoires à dormir debout, et s’en tenir à une éducation faite de sciences et de philosophie?


Peinture de la série des « Peintures noires ». ici « Saturne dévorant son enfant.
Wikipédia

La réponse de Platon est moins tranchée qu’on pourrait le croire. Il ne blâme pas le mensonge en tant que tel, mais uniquement le mensonge sans beauté (377d). Au contraire, il admet que les «discours faux» doivent occuper la première place dans l’éducation des jeunes enfants, et donc aussi la plus importante, puisqu’ils modèlent une matière encore «jeune et tendre» (377a). Autrement dit, lorsqu’il réfléchit à la meilleure éducation possible pour les citoyens, Platon ne préconise pas d’arrêter de mentir aux enfants. Pourquoi? Sans doute parce que ne pas leur mentir serait prendre le risque qu’ils n’écoutent plus du tout. Il ne suffit pas que la vérité soit dite, il faut encore les oreilles pour l’entendre. Or la vérité est souvent moins intéressante, moins pittoresque, moins séduisante, que les inventions mythologiques. Pour être comprise, elle demande effort, arrêt et réflexion. Sa recherche est coûteuse, elle n’est jamais assurée, et elle s’accorde mieux avec le repos qu’avec le mouvement. C’est pourquoi les enfants, êtres en développement et par excellence mouvementés, sont moins mus par les raisons que par les récits et les croyances irrationnelles. Si d’ailleurs ils s’intéressaient directement au vrai et au raisonnable, auraient-ils encore besoin d’être éduqués? L’éducation consiste justement à faire au maximum de ces êtres sensibles et passionnés que sont les enfants, des êtres rationnels.

De l’importance de bien mentir

L’enjeu n’est donc pas de savoir s’il faut mentir aux enfants. On ne peut pas faire autrement. Mais on peut mentir plus ou moins bien. Et pour une bonne éducation, on se souciera donc de bien mentir. C’est pourquoi il faudra corriger les récits mythologiques à la lumière de la vérité, faute de pouvoir les abandonner. On fera en sorte qu’ils encouragent à bien agir et à plutôt s’orienter vers la vérité que s’en éloigner. Transposons à notre questionnement initial: la question ne sera pas de savoir s’il faut mentir aux enfants à propos du Père Noël, mais comment leur mentir, c’est-à-dire à quel Père Noël les faire croire. Récompense-t-il les enfants sages ou tous les enfants sans distinction? Habite-t-il dans le ciel ou au Pôle Nord? Vit-il seul ou dirige-t-il une usine de lutins? Ces questions, dont la valeur scientifique n’est certes pas démontrée, orientent pourtant vers autant de choix éducatifs à portée individuelle aussi bien que collective.


A quel Père Noël faut-il faire croire les enfants?
Wikipédia

Accepter le mensonge pour faire vivre la vérité

La réflexion platonicienne ne vaut-elle que pour les enfants? Il est peut-être significatif que Platon, dans le fil de cette discussion, utilise un mot spécial, celui de théologie, pour désigner justement ces discours qui ne sont plus tout à fait mythologiques (les croyances religieuses traditionnelles) mais ne sont pas encore philosophiques (c’est-à-dire justifiés scientifiquement). La théologie est une démarche par laquelle les croyances traditionnelles sont rectifiées sans être supprimées, le mensonge amélioré, raffiné, mais pas dissipé – et c’est là sa force. Non par complaisance pour le faux – aucun philosophe n’aime autant la vérité que Platon, ni n’insiste avec plus de force sur sa différence d’avec l’opinion et l’erreur – mais parce que le mensonge est pour Platon un mal nécessaire, l’humain étant ce qu’il est, motivé d’abord par ses émotions et ses croyances, avant de l’être par sa raison. Cette rectification et ce raffinement du mensonge ne se font d’ailleurs pas eux-mêmes sans rapport à la vérité: ils supposent l’exercice philosophique, en vue d’accorder entre elles les croyances de prime abord irrationnelles et les vérités scientifiques.

Cette lucidité quelque peu pessimiste de Platon, encore une fois, philosophe de la vérité par excellence, devrait peut-être nous alerter quant à la difficulté d’un rapport direct à la vérité. À supposer même, comme il le pense, qu’un tel rapport soit possible, on ne peut le promouvoir sans se condamner par là à l’impuissance. C’est le cas dans l’éducation des enfants, mais aussi lorsqu’on se demande comment répondre aux «fake news», «fake meds» ou autres fondamentalismes religieux. Le mensonge ne s’attaque pas de front, mais de biais : si l’on n’a que les statistiques, aussi vraies soient-elles, à opposer aux fausses médecines, l’enquête journalistique aux fausses nouvelles et le rationalisme critique aux croyances brutales, on risque bien de ne rien leur opposer du tout. Le Trump bonimenteur n’a pas de meilleur allié que le Trump démystificateur («croire encore au Père Noël à 7 ans? – haha»), et les constructions mythologiques nationalistes ou religieuses les plus naïves s’accommodent fort bien d’un «réalisme» politique tout à fait désenchanté. Car s’il faut choisir entre la vérité et le mensonge, nous choisissons le plus souvent le mensonge. Dans cette situation, ne serait-ce pas d’un peu de théologie, au sens platonicien du compromis entre la vérité et le mensonge, et du travail de la vérité dans le mensonge, dont nous pourrions avoir besoin?The Conversation


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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