Suissesses à Agadez: «Y a-t-il moins de dignité à fuir la misère qu’à fuir les balles?»

Publié le 5 décembre 2018

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Claudia et Sylvine sont très engagées, chacune à sa façon, au sein de la communauté de la ville.
– © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Tandis que l’Europe est focalisée sur une prétendue invasion africaine, certains de ses ressortissants choisissent de s’établir dans ce continent en pleine expansion démographique. A Agadez, c’est notamment le cas de trois Suissesses et d’un Italien. Entretiens particuliers avec ces expatriés qui se sont pris d’affection pour le Niger, et d’amour pour certains de ses habitants.

A Agadez, les rares «Blancs» que l’on rencontre y sont presque tous pour des raisons professionnelles. Des membres de telle ou telle ONG, des travailleurs de l’Union européenne, des représentants des médias ou de gouvernements occidentaux, ou encore des scientifiques (le Niger est extrêmement riche en ossements de dinosaures, notamment). «Avant qu’il y ait tant d’insécurité, il y avait beaucoup de “Blancs” qui venaient travailler pour des ONG. Ils étaient installés ici et ils faisaient marcher l’économie, car ils avaient un train de vie élevé par rapport à celui de la population. Maintenant, ça n’existe plus.» Celle qui m’explique tout cela, c’est Sylvine, l’une des trois Suissesses de la ville. Ancienne travailleuse sociale originaire du canton de Neuchâtel, Sylvine est venue s’installer à Agadez il y a quatorze ans. Elle doit avoir une soixantaine d’années et un visage lumineux qui respire la bienveillance. Elle m’évoque un genre de Meryl Streep du désert. «On ne comprend pas pourquoi on est dans une zone rouge, me confie-t-elle. Ce sont les Européens qui l’ont décrétée. Nous, on ne voit pas le danger à chaque coin de rue. On sait bien qu’il y a du banditisme dans le désert, mais notre zone est relativement calme.»

Sylvine a épousé un Nigérien rencontré en Afrique et il était évident pour elle comme pour lui que leur vie ne se déroulerait pas en Suisse: «Il ne voulait pas vivre en Europe, il a mis ça sur la table dès le départ, m’explique-t-elle. Il ne voulait pas être un “Noir” qui balaie le garage. Il est mécanicien. Il a vécu en Europe, il connait, il sait comment ça se passe. Ici, il est très reconnu et là-bas il aurait effectivement dû se contenter de balayer le garage et ça, il ne le voulait pas.»

Sylvine et son mari Alher travaillent ensemble pour l’association. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Au fil des ans, Sylvine s’est construit un noyau solide. Elle est la «mère» de plusieurs enfants qui ne sont pas vraiment «les siens», car les liens familiaux sont perçus différemment de chez nous. Le concept de famille éloignée ne veut rien dire, tout le monde prend soin de tout le monde: «Des chrétiens ont importé un orphelinat à Agadez, mais il est vide», m’apprend-elle en souriant. Depuis son installation, Sylvine s’occupe de l’association Point d’Appui, qui vient en aide aux enfants en difficulté: «A mon arrivée, j’ai été très sensibilisée par l’extrêmement bas niveau scolaire des enfants, m’a-t-elle raconté. Ici, au Niger, le français n’est pas devenu une langue véhiculaire, comme cela peut être le cas au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire. Ici, la langue usuelle c’est le Haoussa. Le Français, c’est la langue des administrations et de ceux qui ont fait des études. D’une élite. C’est une langue qui n’a pas de relais dans la vie quotidienne, elle est posée là artificiellement. Ça n’a que peu de sens. Et pourtant, c’est celle qu’on enseigne à l’école. Donc les enseignants parlent mal le français, les élèves parlent mal le français, c’est tout un enchaînement de choses…»

L’association accueille actuellement 51 élèves et 33 apprentis. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Avec plusieurs autres bénévoles, Sylvine a créé une association qui s’occupe des enfants déscolarisés. «On s’est essentiellement axés sur l’éducation scolaire et professionnelle. On a des classes de deuxième chance, c’est-à-dire qu’on prend des enfants à partir de 9 ans qui ne peuvent plus aller à l’école ou y retourner s’ils ont abandonné, me relate-t-elle. On donne l’éducation primaire comprimée sur 4 ans au lieu des 6, en reprenant le programme national. Ensuite, ils peuvent retourner dans les collèges publics s’ils ont réussi les examens prévus par l’Etat. Puis, pour les 14 à 25 ans, on prévoit un apprentissage type suisse. On leur donne aussi une éducation scolaire intégralement en Haoussa.»

Contrairement aux écoles standards, qui comptent parfois jusqu’à 100 élèves par classe, Point d’Appui offre un encadrement privilégié. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Point d’Appui bénéficie du soutien d’autres associations, notamment en France et en Suisse. Le programme a également pu profiter d’un coup de pouce de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), qui a retapé deux classes et équipé une salle de couture.

L’association forme à trois métiers: construction métallique, couture et mécanique. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Au détour de la conversation, j’interroge Sylvine à propos de la problématique migratoire, sujet récurrent à Agadez. Son ardeur aura fini par avoir raison de son sourire: «Il faut répéter encore et encore aux gens que l’Europe est le continent le moins touché par la migration, s’anime-t-elle. Les Européens qui se plaignent des migrants… et bien qu’ils continuent de se plaindre, ils se plaignent de tout de toute façon. Y a plus d’essence, y a plus de cacao, etc… à chaque fois qu’il manque un produit à la Coop ou à la Migros c’est toute une histoire. Donc ils peuvent aussi faire un plat des migrants, mais il n’y a pas de quoi!»

«Il n’y a que l’Europe qui pense recevoir toute la misère du monde, qui pense qu’on vient lui piquer son bien-être. Mais la misère du monde est bien plus grande que ça.»

Et de conclure:  «Y a-t-il moins de dignité à fuir la misère qu’à fuir les balles? Vous préférez mourir d’une balle dans la tête ou mourir de faim?»

«En Suisse, tu ramasses plein de sous et tu n’as pas le temps de les dépenser».

Dans le seul restaurant italien d’Agadez, Sylvine et moi retrouvons Claudia. A un peu plus de 60 ans, cette Zurichoise née au Liban s’est installée à Agadez il y a huit ans, après des années à Tamanrasset (Algérie) où elle s’occupait d’une agence de voyages avec son premier mari, décédé en 2006. A peine revenue de «la brousse» (le nom donné au désert alentour, dans le massif de l’Aïr), Claudia a accepté de m’accorder un entretien. Malgré la fatigue, cette ancienne organisatrice de voyages linguistiques pour le Crédit Suisse dégage beaucoup de dynamisme et son rire cristallin est communicatif. Claudia a quitté l’Algérie pour le Niger car elle souhaitait que son fils reçoive une éducation en français et comme son second mari, un nomade nigérien, élève des chameaux dans l’Aïr, elle a décidé de s’installer à Agadez, afin de rester proche de lui.

Parmi ses nombreuses activités, Claudia est très investie dans l’artisanat. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

A Agadez, Claudia a créé une coopérative avec les femmes des forgerons qui travaillent le cuir au village artisanal, où elle est assistante technique à titre bénévole. Elle est à la recherche de création d’emploi pour les artisanes et vient de se lancer dans la lutte contre le sachet plastique: «L’idée c’est de donner la possibilité de s’exercer à des femmes qui savent déjà coudre», m’explique-t-elle. Avec Rose-Marie – la troisième Suissesse de la ville – Claudia gère la confection de sacs en tissu afin de lutter contre la pollution d’une part et de l’autre d’acquérir un niveau de perfectionnement supérieur.

Quand je lui demande s’il lui arrive de regretter la Suisse, la réponse fuse: «Non, je n’ai jamais, jamais regretté une seconde!» Et d’expliquer: «J’ai vécu 40 ans de ma vie à l’extérieur de la Suisse. Le retour du Liban m’a été difficile, j’ai eu de la peine à m’intégrer en Suisse, je ne me sentais pas du tout à l’aise, se remémore-t-elle. Pour moi, il était clair que j’allais quitter la Suisse un jour ou l’autre. J’ai fait les écoles, j’ai travaillé, j’ai voulu prouver à mes parents que ce n’était pas une fuite et que je pouvais réussir en Suisse. Mais il vient le moment où tu te poses des questions; tu ramasses plein de sous et tu n’as pas le temps de les dépenser.»

Ce restaurant italien baptisé Le Pilier, c’est un dénommé Vittorio qui l’a lancé. Un ancien Romain qui doit approcher les 80 ans et qui possède également une des auberges de la ville, ainsi qu’un autre restaurant à Niamey. Lui aussi travaillait dans une banque à Rome, avant de venir s’installer dans la région il y a 48 ans de cela. Lui aussi a trouvé l’amour dans ces contrées désertiques qui sont parvenues à séduire son âme de banquier-vagabond. L’antinomie n’avait que peu de sens pour lui. C’était le genre de type qui prenait à la lettre le sacro-saint proverbe On ne vit qu’une fois. Et il lui demeurait capital de faire de la deuxième partie de sa vie un projet tout aussi excitant que le fut la première.

Le Pilier se trouve à deux pas de la grande mosquée d’Agadez. © 2018 Bon pour la tête / Amèle Debey

Lors d’un dîner dans l’établissement, j’ai l’occasion de partager quelques mots avec le bonhomme, figure notoire de la ville, qui a parfois tendance à oublier qu’il a affaire à une francophone. Mais sa gouaille, son humour et sa présence font partie de ces éléments que l’on rencontre «au bout du monde» et qui nous donnent le sentiment de devoir être partagés:

 


 

A lire aussi:

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