La culture queer à l’heure des L.G.B.T.Q.I.A.

Publié le 24 novembre 2018
Klaus Nomi Projekt, une œuvre poético-musicale sur une des premières égéries queer à disparaître du SIDA en 1983, séduit par sa nostalgie rageuse. L’écrivain/metteur-en-scène Pierre Lepori réunit un pool de talents dans le dessin, le jeu et la musique pour livrer un portrait imaginaire de l’icône happée à l’âge de 39 ans.

Grande diva au look d’extra-terrestre et à la voix de falsetto, Klaus Sperber de son vrai nom, échappe à toutes les définitions. De même, le Klaus Nomi Projekt que lui consacre Pierre Lepori n’entre pas non plus dans une seule case : ni livre d’art, ni spectacle, ni concert, il est les trois en même temps.

Texte et croquis

Sous la forme de 13 monologues, le Klaus Nomi Projekt retrace le parcours d’un enfant de Bavière, devenu pâtissier à Berlin et qui lâche tout en 1972 pour traverser l’Atlantique et devenir artiste. Avec son look d’Arlequin robot, ses tenues extravagantes et son appropriation du répertoire opéra pour hautecontre, il devient la coqueluche de la scène New Wave à New York au début des années 1980. Quelques années de célébrité seulement avant d’être fauché… 

On connait la chanson, celle de l’artiste maudit qui meurt dans la solitude, mais Lepori en fait une œuvre fulgurante, dégoulinante de sensations et d’interdits. Le texte est à la mesure du personnage culte : inventif, romanesque et baroque.

L’auteur tessinois bilingue, italophone de naissance et amoureux de la langue française, ne se prive pas d’inventer des mots à l’occasion. Ainsi, on se retrouve avec « décaltie » pour décrire l’atmosphère d’une maison close.

Publié par les Éditions HumuS – spécialisées dans la littérature érotique – l’ouvrage est couvert d’un somptueux velours rouge et truffé de dessins par Albertine qui croque le look extravagant de Nomi.

Performance

Cédric Leproust, juillet 2018 Lausanne © Guy Clerc

Au Festival de la Cité cet été, puis à l’occasion de soirées à Lausanne et à Genève les 17 et 18 novembre derniers, deux interprètes se sont jetés dans le texte de Pierre Lepori, mais sans fards et sans paillettes. Le comédien Cédric Leproust, dont le physique filiforme n’est pas sans rappeler celui de la diva, donne vie à la flamboyance solitaire du personnage. Tant d’émotions traversent son visage et son corps qu’on a l’impression d’être en présence d’une diphtongue. Il met tout son être dans la performance, il est bouleversant.

Marc Berman © Guy Clerc

Quant au compositeur-interprète Marc Berman, sa musique donne du relief au texte tout en respectant sa propre qualité sonore. L’accompagnement à l’accordéon, ponctué de phrases musicales séraphiques échappées de la table de mixage, élève l’écoute du texte d’une manière inattendue. Il introduit un peu de légèreté aussi, ce qui est nécessaire.

Queer as hell

Le texte fleuve tragi-comique de Pierre Lepori est à la fois profondément nostalgique et très actuel. Apôtre infatigable de la culture queer et auteur de plusieurs beaux romans, son portrait de Klaus Nomi reste assez soft. Mais il sert à rappeler l’époque dévastatrice du SIDA qui n’est pas si lointaine et qui a peut-être disparu trop vite de nos peurs.

Il fait également prendre conscience de la rapidité avec laquelle l’identité sexuelle a évolué. Du temps de Nomi on ne parlait pas encore de L.G.B.T., l’acronyme qui ne cesse de s’allonger pour inclure à présent « Q » pour question ou queer, ainsi que les intersexuels et les asexuels. Et pourtant, avec sa voix de castrat, Klaus Nomi effaçait déjà les frontières du genre. La notion de queer, qui à l’origine signifiait étrange en anglais, a pris une dimension un peu plus glamour grâce à des personnages comme Nomi.

Mais au-delà de toute sexualité, ce qui ressort de ce portrait est la terrible solitude de la diva. Son originalité en faisait un ovni, ce qui est souvent le cas chez les êtres singuliers. Le livre-spectacle du Klaus Nomi Projekt nous le rend moins étrange.

Théâtre Tome III, la compagnie de Pierre Lepori, auteur, dramaturge et metteur-en-scène.

Extrait :

« J’étais belle, changeant de sexe à loisir, ébouriffant sans plus choquer, craquant craquante aux clubs enfumés de l’underground fin de siècle. Quelle déferlante, me voilà embarqué à toute allure dans ce que j’avais toujours brodé. Plus vite encore, plus étincelant, d’une soirée à l’autre le tapis d’une gloire attendue se déroulait sous mes escarpins de princesse cellophane. Pendant la journée, nous vaquions aux costumes, inventant sans arrêt des parures fournies, de trois bouts de ficelle tirant l’aurore boréale. Je chantais sans discontinuer : des vocalises, de l’opéra, mélangeant comme des alcools bariolés tout un cocktail de mauvais goût et de raffinement. On appelait ça la new wave… »

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