Entre deux feuilles de baklava, il tisse l’étoffe de la solidarité

Publié le 16 octobre 2018
Vingt-neuf ans après son arrivée en Suisse, Ahamad Nazem Badawi se démène encore pour se sentir digne du pays qui l’a accueilli, tout en agissant à son tour pour aider ceux qui n’ont pas eu la chance de quitter le charnier syrien.

Assise à une petite terrasse couverte j’attends patiemment celui qui, depuis dix-huit ans, égaie toute l’année une petite portion de la place Scanavin à Vevey: Ahamad Nazem Badawi dit «Le Syrien».

Il est 14h00 et les clients ne cessent de défiler. Ahmad, malgré la fatigue affichée sur ses traits, prend le temps pour chacun, prodiguant sourire et attention. Cette générosité, on la retrouve dans chacun des mets préparés dans sa cuisine.

Un petit choix des plats proposés. © Stephan Engler

Chez «Le Syrien», pas de pain de viande reconstituée pour la préparation des kebabs, mais de l’agneau frais, haché par ses soins, assaisonné et grillé dans une galette de pain libanais. Ses falafels sont les meilleurs que j’ai mangés, sans parler de son vrai taboulé débordant de persil et de ses baklavas croustillants, dégoulinants de miel et fourrés généreusement de pistaches, pignons et autres délices. Les douceurs c’est le cœur de la boutique. Car Ahamad est avant tout l’un des rares pâtissiers orientaux de Suisse. Il tient ce savoir-faire de son père.

Quand le flux des clients s’apaise, Ahamad vient à ma rencontre pour me conter son histoire autour d’un thé à la menthe.

Il était une fois un jeune homme rêvant de devenir ophtalmologue en Syrie qui finit pâtissier en Suisse… © Stephan Engler

Nous sommes dans la Syrie de 1980, sous le régime d’Hafez el-Assad, père de Bachar el-Assad. Un vrai tyran comme on aime, qui coupe des têtes et emprisonne à la moindre contrariété. Ahamad a dix-huit ans. Rêvant de devenir ophtalmologue, il part en Irak pour étudier. Quand la guerre éclate entre l’Irak et l’Iran, il ne fait pas bon être Syrien en Irak, car la Syrie est le seul État arabe à soutenir l’Iran. Ahamad rentre alors chez lui et est immédiatement arrêté. Il reste une année en prison soupçonné d’avoir collaboré avec l’ennemi. Aujourd’hui, Ahmad ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de son frère emprisonné en 1983.

«C’est terrible de vivre depuis si longtemps sans savoir si mon frère est encore de ce monde. Et s’il n’y est plus, de ne pouvoir retrouver son corps afin de l’enterrer dignement»

Sous la menace constante, il ne voit pour lui ou pour la famille qu’il désire aucun avenir en Syrie. En 1987, il traverse seul la Turquie, la Bulgarie et la Yougoslavie pour rejoindre un frère réfugié en Italie. Ne trouvant pas de travail et ne souhaitant pas vivre au crochet de sa famille, c’est sur le conseil d’amis qu’il part pour la Suisse.

Quelques pâtisseries orientales maison. © Stephan Engler

C’est en 1989 qu’il foule pour la première fois le plancher des vaches. On lui demande des preuves des exactions subies, on se méfie, mais il finit par obtenir le droit de rester. Il travaille d’abord une année dans une boulangerie, puis dix comme magasinier dans une entreprise de meubles à Villeneuve. Il fait tout pour s’intégrer et en 1994, il obtient sa naturalisation. Mais après un accident de travail et deux opérations du pied, il est accusé d’avoir simulé pour obtenir un congé payé et est licencié. Onze jours plus tard, il retrouve un emploi dans un laboratoire de boulangerie à Crissier.

«On travaillait de 21h00 à 6h00 du matin. On devait lever la main pour aller au WC. Le chef tapotait alors sa montre et levait trois doigts pour nous signifier qu’on avait trois minutes. C’était humiliant. Je me suis senti comme un esclave.»


Le thé de l’amitié, qu’Ahamad partage avec plaisir. © Stephan Engler

Affecté par ces conditions de travail, il démissionne quatre mois plus tard et décide de louer une petite boutique à Vevey pour se mettre à son compte. C’est à la même époque qu’il rencontre sa future femme. Elle fait de lui le bienheureux père de cinq magnifiques filles. Il travaille plus que jamais, mais c’est un succès. La boutique «Le Syrien» devient le lieu de nombreux habitués attachés autant au personnage qu’à sa cuisine. Certains lui dédient une page Facebook comme des fans le feraient pour une star. Ahmad me confie qu’il a posé son cœur à Vevey. Seuls sa famille et ses amis restés en Syrie lui manquent. Il est très ému à cette pensée.

«J’ai tellement de chance d’avoir survécu!»

Ahmad croyait en un renouveau pour la Syrie

Quand Hafez meurt et que son fils Bachar el-Assad lui succède en 2000, un relâchement se ressent et Ahamad retrouve un peu d’espoir pour la Syrie. Mais au Printemps arabe, les manifestations pacifiques réclamant la fin du régime baasiste au profit d’une démocratie sont étouffées dans le sang. La guerre civile éclate, polarisant tous les conflits. Nations orientales et occidentales, groupes islamistes divergents, Kurdes,… tous soufflent sur le brasier syrien. Au fond de la boutique d’Ahmad, une petite télé diffuse en continu les nouvelles de son pays dévasté et déserté.

«Certains courent pour échapper à une pluie incessante de bombes. Tu portes tes enfants, ton mari se retrouve à terre blessé et tu dois choisir entre rester auprès de lui et mourir ou l’abandonner et sauver tes enfants. Comment peut-on te mettre devant pareil choix?»

Derrière les kebabs et les baklavas s’organise un réseau citoyen de solidarité. Et la petite tirelire posée sur le comptoir n’est que la pointe de l’iceberg. Ahamad récolte des habits, fait acheminer deux ambulances, collecte des jouets. C’est important pour lui que les enfants puissent rester des enfants. Au début de la guerre, il fait expédier ces collectes par camions, puis il doit les faire passer par la mer et débourser 2’500.- euros par container. Mais aujourd’hui, les Turcs augmentent les prix pour empêcher l’importation de matériel et faire tourner leurs commerces.

La boite de l’entraide. © Stephan Engler

Ahamad me ramène quelques falafels posés sur une assiette de humus et une nouvelle tournée de thé. Il ne touche pas à l’assiette, ne me cachant pas qu’il n’a rien mangé depuis deux jours. Il est très tourmenté par des courriers reçus la veille. De lourdes sanctions administratives mettant l’avenir de sa boutique en péril. L’incompréhension est totale pour cet homme toujours soucieux de respecter les lois, extrêmement reconnaissant envers ce pays qui l’a adopté.

«Certains veulent fermer ma boutique, on me traite comme un criminel alors que je ne fais que travailler pour nourrir ma famille. Il y a tellement de gens qui survivent grâce à cette petite boutique.»

Il ravale toutes ses émotions et se lève pour aller servir quelques glaces à de jeunes handicapés en chaises roulantes. Il prend le temps d’aider leur accompagnatrice à gérer les crèmes chocolatées qui fondent sur les genoux des bienheureux. Un geste pour chacun, une attention pour chaque chose, Ahamad Nazem Badawi est l’incarnation de ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus généreux dans l’Islam.

Le fameux savon d’Alep, ville natale d’Ahamad. © Stephan Engler

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Accès libre

Le silence des assassins

Alors qu’en Grèce, des milliers de réfugiés croupissent dans des conditions abjectes parmi leurs propres excréments, la vermine, les rats, les serpents et les scorpions, nous – la Suisse, la Grèce et l’Europe – restons muets, feignant ne rien voir ni entendre. Non-assistance à personnes en danger? C’est le moins (...)

Salvini, cet «accident de l’histoire»

L’extrême droite est désormais en bonne place à la tête de l’Italie en la personne du ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini. Le centre de réfugiés de Castelnuovo di Porto, visité par le pape en 2016, a été brutalement fermé le 22 janvier et le responsable de la politique nationale républicaine (...)

Accès libre

«L’Afrique est sous le poids d’une nouvelle colonisation, pire que celle qu’elle a connue»

La pauvreté et le désœuvrement sont représentatifs de l’Afrique de l’Ouest depuis plusieurs dizaines d’années. Pourquoi donc ce continent continue-t-il à abriter «toute la misère du monde»? Quelle part de responsabilité l’Occident se refuse-t-il à assumer dans les crises qui touchent certains des pays du Sahel, dont le Niger? Quel (...)

Accès libre

Suissesses à Agadez: «Y a-t-il moins de dignité à fuir la misère qu’à fuir les balles?»

Tandis que l’Europe est focalisée sur une prétendue invasion africaine, certains de ses ressortissants choisissent de s’établir dans ce continent en pleine expansion démographique. A Agadez, c’est notamment le cas de trois Suissesses et d’un Italien. Entretiens particuliers avec ces expatriés qui se sont pris d’affection pour le Niger, et (...)

Le Pacte sur la migration au delà des polémiques

Le Pacte prône la collaboration des Etats dans le respect de leur souveraineté nationale. Ce que fait déjà la Suisse.

Accès libre

«La loi liberticide de l’UE est une agression qui ne dit pas son nom»

Depuis que l’Union européenne a fait de la migration son cheval de bataille, offrant du même coup un tremplin inespéré au populisme, la ville d’Agadez – aux portes du Sahel – n’a jamais autant attiré l’attention de l’Occident. Entre la détermination des migrants sur le départ et la détresse de (...)

Accès libre

L’«asphyxie» d’Agadez, la belle du désert

Des habitations troglodytes dans des constructions d’argile d’où s’échappent encore de la paille et des cailloux. Des cactus fins comme des doigts de fée qui éructent du sol, tels des stalagmites de végétation. Sur le terrain sablonneux des ruelles animées reposent des amas de déchets en tout genre, symboles d’un (...)

Accès libre

Sénégal: des Africains se mobilisent contre les dangers de l’émigration clandestine

Accès libre

Faut-il s’inquiéter des réfugiés climatiques?

Alors que les scénarios catastrophes liés au réchauffement de la planète fleurissent un peu partout, le terme de réfugiés climatiques revient de plus en plus souvent dans les médias. Pourtant, ils n’existent pas à proprement parler, puisqu’aucun statut universel garantit une protection aux personnes fuyant les dégâts environnementaux. Comment appréhender (...)

Qui met en scène la caravane centre-américaine?

Trump a trouvé son cheval de bataille dans sa course électorale: la « horde » des migrants arrivés au Mexique du Honduras et du Salvador en route vers la frontière des Etats-Unis. Le problème n’est pas nouveau. Mais soudain, il éclate dans des images spectaculaires. Une aubaine politicienne pour les trumpistes. Mais (...)

Accès libre

Le migrant est l’avenir du monde

Le débat sur la migration est stupéfiant et pourtant il dure, s’enlise et même s’encastre dans l’ordinaire de notre culture politique contemporaine. Il paralyse l’Europe qui en parle tout le temps, mais n’en délibère jamais. Il envahit les propagandes partisanes et s’impose comme une sorte de friandise électorale dont se (...)

Accès libre

Briançon: journal de bord avec les migrants

Accès libre

Merci à vous!

Nous vous avons demandé un soutien pour réaliser une série d’articles sur le thème des migrations. Vous êtes nombreux à nous avoir répondu. Un grand merci. Nous ne sommes cependant pas encore à la hauteur de nos ambitions. Il nous reste à réaliser des reportages, notamment aux limites du Sahara. (...)

Accès libre

Les grandes migrations

Accès libre

La Mojonera, voyage en «Eurafrique»

C’est une commune andalouse où on n’arrive pas par hasard. On y vient pour travailler dans les serres ou pour rejoindre sa famille. De nombreux Africains ont suivi ce parcours et la ville est devenue avec le temps la plus africaine d’Espagne. La Mojonera offre-t-elle l’image en miniature d’une Europe (...)

La ruée vers l’Espagne

Le pays qui aujourd’hui accueille le plus de migrants, c’est l’Espagne. Quasiment tous les jours, des embarcations légères quittent les côtes du Maroc vers l’extrême-sud du continent. Or, étonnamment, le sujet n’y fait pas les gros titres. Aucun parti ne s’en empare pour trouver des électeurs. Mais comment donc les (...)