Interdire la prostitution, à quoi bon!

Publié le 23 août 2018

Une association de femmes zurichoise souhaite interdire la prostitution. L’idée ne fait de loin pas l’unanimité. – © DR

Se réapproprier son corps de femme, mettre à bas le patriarcat, stopper la culture du viol, cesser de considérer la femme comme un bout de viande. Voici quelques revendications de plus en plus visibles dans l’espace public. Au milieu de ce contexte féministe, la faîtière zurichoise des organisations de femmes «Frauenzentrale» relance un débat, particulièrement sensible: la pénalisation des clients de prostitution. Et ce n’est de loin pas du goût de toutes les associations.

Le spot de campagne de la «Frauenzentrale» de Zurich est saisissant: des Suédois comparent leur pays au nôtre. Droit de vote des femmes en 1921 pour les Nordiques, contre 1971 pour les Helvètes. 78 semaines de congé maternité pour les Vikings contre 14 pour nous. Pénalisation des clients de prostitué-es depuis 20 ans, contre libre-commerce en Suisse: «Bien sûr, tout ce qui fait de l’argent en Suisse est légal», ironise l’un des acteurs suédois. D’ailleurs, dans un article du Blick, Andrea Gisler, Présidente de la «Frauenzentrale» de Zurich dénonce le fait que l’on puisse acheter la femme comme simple bien de consommation et même, selon les cas, faire du dumping salarial. D’autres membres de l’organisation vont jusqu’à dire que la prostitution renforce la culture du viol. Selon eux, il faudrait reconnaître la prostitution comme violence sexuelle.

Dépeindre la Suède comme un eldorado de l’égalité entre les sexes semble aujourd’hui être de bon ton. Et il faut bien l’avouer, certaines de leur réforme sociale ou éducative font parfois baver. Les instigateurs et instigatrices de cette campagne l’ont bien compris: mettre en avant ce modèle nordique pourrait décider toute une frange de la population féministe à pencher pour la prohibition. Néanmoins, si certaines ne se prononcent pas – comme l’Association «Feminista !» basée à Lausanne qui déclare «nous avons à peu près autant d’avis sur la question que de membres, si ce n’est davantage» –  113 organisations se sont ralliées à la contre-campagne du réseau ProCoRé (association de défense des travailleuses et travailleurs du sexe en Suisse) sous le slogan: «Le travail du sexe est un travail».

Porte ouverte à la clandestinité

Du côté de Genève, Aspasie (association de défense des travailleurs et travailleuses du sexe) a pris position contre cette campagne de prohibition. Pour Isabelle Boillat, coordinatrice de l’association, les campagnes abolitionnistes sont aussi vieilles que la prostitution. Sans nier les problèmes qui peuvent être liés à ces métiers, la pénalisation, qu’elle soit de la prostitution elle-même ou simplement des client-es n’est selon elle pas une solution. «Dans tous les pays qui ont ce genre de politique répressive, on assiste à une poussée vers la clandestinité. Il y a alors une diminution de la communication entre les associations et les travailleurs/travailleuses du sexe (TDS), ce qui est évidemment problématique pour la prévention.» Elle ajoute que cette situation donne bien plus de pouvoir aux client-es: ceux-ci pourraient ainsi poser leurs conditions, puisque c’est eux qui prennent le risque. Selon elle, c’est la porte ouverte à davantage d’insécurité, et notamment à des rapports non protégés ou à toute autre condition non souhaitable. En Suède, la prostitution n’a d’ailleurs pas disparu, elle est simplement cachée ou sur internet. En France – où les clients sont pénalisés depuis avril 2016 – une majorité de TDS semble remarquer une détérioration de ses conditions de vie (selon un rapport datant d’avril 2018).

La position antiabolitionniste est tout à fait partagée par Claudine Staehli et Josianne Greub de l’association suisse pour les droits de la femme. Rencontrées dans leurs locaux à La Chaux-de-Fonds, elles parlent en leur nom et non en celui de l’association. Féministes de la première heure, elles pensent que cette campagne est (encore!) un moyen de contrôler la sexualité des femmes: chose que les milieux bien-pensants ont toujours essayé de faire. Pour elles, la prohibition revient à un jugement moral. Les seules questions qu’il faut se poser sont celles des conditions de travail de ces TDS.

Jusque-là, tout semble simple: l’interdiction ne servirait à rien et il faudrait simplement veiller à la santé de ces TDS. Les choses se gâtent pourtant lorsque l’on parle de prostitution et de société patriarcale.

Ce ne sont pas (que) des victimes

Quelle est donc la place de la femme dans le commerce du sexe? D’un côté, Aspasie refuse de voir les TDS comme des victimes des pulsions des hommes. Il n’y a pas forcément de domination de l’homme sur la femme dans ce rapport de service; d’ailleurs, c’est peut-être même la travailleuse du sexe qui a le dessus sur son client. Selon Isabelle Boillat, les travailleurs et travailleuses du sexe définissent généralement très clairement ce qu’elles acceptent de faire ou non et dans quelles conditions. Elles ont donc le contrôle sur leur petite affaire. Dire qu’elles sont soumises à l’homme c’est nier leur autonomie et leur capacité de décision.

Evidemment, la coordinatrice de l’association genevoise ne prétend pas que tout est rose: il y a des cas de traite humaine et la concurrence est rude (notamment également sur internet) ce qui peut amener à la précarisation de ces femmes (et dans une moindre mesure de ces hommes). Néanmoins, elle assure que la majorité des gens qu’elle rencontre dans le cadre de l’association disent avoir fait le choix de  ce travail pour subvenir à leur besoin, même si cela n’était pas une décision toujours facile.

«C’est la relation patriarcale de la prostitution qui me dérange, pas la prostitution.»

Retour à La Chaux-de-Fonds, avec Claudine Staehli et Josiane Greub de l’association suisse pour les droits de la femme. Pour elles, même s’il ne faut pas interdire la prostitution, il reste que ce commerce est le reflet d’un modèle patriarcal où la femme est à disposition de l’homme et que «beaucoup de personnes de sexe masculin ne voient pas d’intermédiaire entre la mère et la putain: ils préfèrent alors se tourner vers le sexe payé pour demander des faveurs qu’ils ne trouvent pas dans le lit conjugal.» A ajouter que pour elles, si la prostitution était une petite entreprise dans un monde égalitaire, où la femme était une entrepreneuse indépendante, la prostitution ne leur poserait aucun problème. Mais en l’occurrence, ce modèle pur de prostitution n’existe pas: «Le problème avec la prostitution c’est qu’elle est contrôlée par des hommes. Et ces hommes se font du fric sur le dos des femmes. Ce qui me pose problème, c’est la relation patriarcale de la prostitution, pas la prostitution», explique Claudine Staehli. En 2015, les chiffres de la fedpol montraient que trois quarts des petites structures étaient pourtant tenues par des femmes, alors que les grands établissements l’étaient en petite majorité par des hommes. Le commerce de la prostitution est d’ailleurs bien plus large qu’on l’imagine : location de chambre, site internet, petites annonces, etc. où a un grand nombre de personnes (homme ou femme) ont la possibilité de faire leur petit business.

Pour Claudine Staehli et Josiane Greub, il ne faudrait par ailleurs pas s’arrêter au débat sur les conditions des femmes dans la prostitution, mais se poser la question dans tous les milieux, surtout s’ils sont précaires: «Interdire ne sert à rien. Mais je n’excuse pas la société de pousser ces femmes dans des conditions de merde», martèle Josiane Greub.

Si aujourd’hui, le débat est plus vif en Suisse alémanique, région à partir de laquelle la campagne est partie, il n’en reste pas moins que la prostitution est régulièrement sur le devant de la scène politique. Cette campagne zurichoise rappelle une chose: aux yeux d’un grand nombre de personnes, la prostitution n’est pas un métier comme un autre, il mérite un débat à part. Pourquoi? Parce qu’il touche à la sexualité. Celle des hommes, souvent les clients, dont on qualifie peut-être trop hâtivement le comportement comme dégoutant. Et celle des femmes, les prostituées, qui ont décidé – même si c’est parfois par la force des choses – d’utiliser leur corps pour assurer leur indépendance.

Prenons donc un peu de hauteur et demandons-nous si ce qui nous dérange, c’est:

a) de s’imaginer ce qu’une femme fait avec son corps, ou

b) si c’est les conditions parfois précaires dans laquelle elle le fait.

Si la réponse est a), nous touchons à une question morale, et tentons, par la prohibition, de contrôler sa sexualité. Si la réponse est b), ce qui nous pose problème sont les rapports de domination présents dans notre société, qu’ils soient des hommes sur les femmes (et inversement), mais également de toute relation de pouvoir présent notamment dans le milieu professionnel et qui peut pousser à la précarisation. Et pour démêler ce nœud, il ne suffira certainement pas de lancer des campagnes de prohibition, quelles qu’elles soient d’ailleurs.


La vidéo de campagne

 


Un regard sur la prohibition en Suède


Un témoignage de travailleur du sexe en Suisse

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