Lettre à la langue kurde

Publié le 26 juin 2018

Fatma Sahindal: «Chère langue de mon père, On s’est vues, on s’est aimées, on a eu le plaisir de faire connaissance l’une de l’autre, on a parcouru des chemins douloureux ensemble.» – © DR

La langue n’est pas qu’un outil de communication. Elle est un moyen de se représenter et d’interpréter le monde, d’accéder à des connaissances et à des cultures, de tisser ou de rompre des liens. Elle est au cœur de nos émotions et de nos identités. Apprendre ou enseigner une langue ne se résume donc jamais à apprendre ou enseigner une langue. L’appropriation de la grammaire et du vocabulaire ne sont que des parcelles d’un sinueux parcours, pour trouver sa voix, pour ouvrir des voies. Fatma Sahindal, de langue paternelle kurde, a pris conscience de tout cela en travaillant, à l’École de français langue étrangère (UNIL) à Lausanne, avec une enseignante atypique, Hélène Pfersich, qui accompagne les étudiants dans une démarche créative. Dans le cadre de son cours «De l’improvisation théâtrale à l’écriture», Fatma a écrit des «Lettres à ses langues». Voici celle qu’elle adresse à sa langue perdue, langue du père mort, langue interdite. Suivie d’une conversation entre l’étudiante et la prof.


Fatma Sahindal


Chère langue de mon père*, 

C’est à ma table que je t’écris cette lettre. A droite, il y a ma bibliothèque, remplie de livres. Des livres dans toutes les langues que j’ai dû apprendre. Turc, allemand, anglais, français. Avant de t’écrire cette lettre, je me suis rendu compte que je n’avais aucune trace de toi dans ma bibliothèque. Aucun livre dans ma première langue, ma langue maternelle, la langue que j’ai apprise. Et pourtant, je pense qu’une bibliothèque reflète d’une manière assez explicite la personne qui la possède. Tu sais que quand je suis invitée quelque part, la première chose que je fais, c’est de fouiller si possible, sinon je jette un coup d’œil dans la bibliothèque de la personne pour repérer, peut-être, des points communs avec moi. Découvrir ce qu’elle aime. Trouver des sujets de discussion. Je pense que le choix de livres qu’on fait dit beaucoup de nous. En écrivant cela, je fais le constat affligeant de ne pas y avoir une seule trace de toi.

Ce que je vais dire me fait mal, mais tu n’auras pas de place dans mon futur. Sache que tu es la gardienne éternelle de mon passé.

Cela fait trente ans que je réside en ce monde. Ce monde que j’ai commencé à nommer en toi. Et à l’heure actuelle, le même monde m’est devenu étranger en toi. Excuse-moi. Je n’y suis pour rien. A l’époque, j’étais inconsciente de tout, de toute la misère que notre monde peut créer. On s’est vues, on s’est aimées, on a eu le plaisir de faire connaissance l’une de l’autre, on a parcouru des chemins douloureux ensemble. On me dit que tu es ma langue maternelle. J’ai envie de dire non! Toi, tu n’es ni la langue de ma mère ni la mienne. Je te prie de m’en excuser, mais ma mère et moi nous partageons nos conversations entre toi et le turc. Autrement, il nous est impossible de mener une discussion. Parfois je conjugue tes verbes en turc. Je prends tes racines et je mets les suffixes des verbes turcs. Crois-moi, je ne le fais pas exprès. C’est juste que mon âme est habitée par d’autres langues, d’autres langues dites étrangères. Ma mémoire ne se souvient plus de toi. Ce que je vais dire me fait mal, mais tu n’auras pas de place dans mon futur. Sache que tu es la gardienne éternelle de mon passé. Je suis emprisonnée dans ce passé dont je m’éloigne de plus en plus. En ce temps-là, je ne savais pas que tu étais interdite. Pourquoi interdit-on une langue? Celui qui parlait en toi était nommé terroriste. Je ne voulais pas être terroriste. Je ne comprenais pas, mais on m’avait bien expliqué de ne pas te parler en dehors de la maison. Un jour, quand Sati est arrivée à la maison en pleurant, j’ai compris ce que cela voulait dire, l’interdiction. A l’école, elle a parlé en toi. Le directeur l’a prise par les cheveux et l’a mise dehors. Elle pleurait. Elle disait qu’elle ne voulait rien savoir de l’école. Parce que les autres ne la comprenaient pas. La pauvre, elle a souffert tout au long de sa vie. Moi, je voulais être comprise à l’école. Ce directeur me faisait peur. Sans le savoir, ma sœur s’est sacrifiée pour moi. Elle était l‘exemple de ce que je ne voulais pas être. J’ai bien joué le jeu. Le directeur ne m’a jamais mise dehors. J’ai appris à mentir. A voiler «Fadé» en Fatma. Je me présentais à mes camarades sous différentes identités. A ta maison j’étais Fadé, alévie et kurde, à l’école Fatma, turc et musulmane. Oui, il y avait aussi cette sorcière, qui croyait être enseignante. Elle me compliquait la vie. Je ne sais pas si elle m’humiliait parce que j’étais alévie, en raison de ma langue maternelle ou tout simplement à cause de ma classe sociale. Elle savait d’où je venais et où j’habitais. Il ne fallait surtout pas pleurer! Ah non, je n’ai jamais pleuré quand elle m’a fait nettoyer les murs de la classe, peu avant que le «müffetiş» n’arrive pour faire des contrôles.

En même temps que tu m’as quittée, que je t’ai quittée, il m’a quittée, encore une fois. Mon père est mort deux fois.

Tu sais, chère langue de mon enfance que je ne rêve plus de mon père à cause de toi. Ce père que j’ai perdu à l’âge de cinq ans. Après sa mort, il me rendait visite dans mes rêves parfois quand j’avais envie de me souvenir de sa voix, de son visage et surtout de son sourire. Jusqu’à il y trois ans. Cette fois-là, il y avait un mur entre lui et moi. Un mur de silence. On ne se parlait pas. Mon père avec qui je ne parlais qu’en toi, à l’époque où tu étais encore le seul maître de mon âme. En même temps que tu m’as quittée, que je t’ai quittée, il m’a quittée, encore une fois. Mon père est mort deux fois. La première fois, en 1992. Alors que j’étais inconsciente de ce que voulait dire la mort, j’ai compris que mourir faisait mal. Comme enfant, nommer la perte d’un être cher, avant même de savoir nommer le monde, fait mal. Cette mort a été la cause de la mort de mon enfance. J’ai enterré mon enfance avec mon père. Et la deuxième fois, c’était dans mes pensées, dans mes rêves. Je n’arrive plus à y accéder. A cause de toi, et de moi. Non, pas à cause de nous. A cause de qui alors? Qui est le coupable de cet éloignement? Non, crois-moi, je n’y suis pour rien. Ce n’est pas moi qui ai choisi cette vie ni ce pays qui m’a interdit de te parler. Je me suis construit un monde entre temps. Je ne peux plus nommer ce monde en toi. Tu ne réponds plus à mes pensées. Les ponts que j’ai construits sont si éloignés que je prends congé de toi.

Excuse-moi,

Fadé


*Lettre extraite de: «Quand le silence prend la parole. Lettres à mes langues», travail approfondi (en culture) par Fatma Sahindal, sous la direction de Hélène Pfersich, École de français langue étrangère, Faculté des Lettres, Université de Lausanne, session de juin 2017.



2e partie: «On ne peut pas toucher à la langue sans toucher à la personne»

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