Le briquet

Publié le 25 novembre 2017

© Bon pour la tête / Kevin Crélerot

Quand l'achat d'un briquet (jetable) conduit à une (petite) prise d'otage.

Une douce soirée d’été avec des amis, un joli resto. Bientôt 22 heures, l’heure de rentrer dans le petit cottage centenaire que je finis de rénover. Mon premier achat immobilier. Un jour, nous viendrons y vivre. L’année prochaine, j’espère. Vacanciers, classe moyenne, expatriés, tous vous le diront: cette ville du bout du monde est extraordinaire. Ses vils à-côtés? Cape Town, si belle, si joyeuse, est passée maître ès autruche pour nous les faire oublier. A commencer par ses townships qui pourtant nous crèvent la vue dès notre arrivée.

Je n’ai plus de briquet. Le 7-eleven de ma rue – résidentielle – ne ferme qu’à 23 heures. Nous nous en approchons mais Paula est d’avis de ne pas s’arrêter: «Non, rentrons directement!». Je m’étonne de sa remarque et jette un œil à l’épicerie: il y a du monde dehors, dedans. Deux restaurants en face. Aucun souci. Je parque ma Jimny.

Hi!

La petite dizaine de badauds nous regarde grimper la mini-butte. J’esquisse un salut de la tête, aperçois une faction qui n’a de sécurité que le gilet, franchis la porte, lance un «hi!» aux deux caissières, ne calcule pas le baraqué à leurs côtés et me dirige directement dans la 3e petite allée, dans la file délimitée par des présentoirs de chewing-gums et autres babioles. Les briquets sont à la caisse. Devant moi, trois ou quatre clients. Derrière, un grand blond qui, je crois, vient de tirer du cash à l’ATM intérieur. Paula est allée au rayon pain. Il n’y en avait plus. Elle me rejoint.

Un dixième de seconde, sans doute. Du bruit. Un cri? En fait, je ne sais plus. Je me retourne. Le grand blond a le visage en sang. Son attaquant fait deux têtes de moins que lui. Ses nerfs sont à vif. Il frappe, frappe encore. Bouscule Paula qui intervient. Contrairement à moi, elle ne voit ni ce qu’il tient dans la main ni ce qui se trame dans les allées du magasin. Elle le pousse de ses deux mains. Les présentoirs s’écroulent. L’homme tombe à terre, se relève. Il est hors de lui, la frappe, n’atteint que sa main. Ce n’est pas un poing mais du métal. Là seulement, elle comprend.

Faits comme des rats

Les portes de verre de l’entrée sont désormais fermées. Huit hommes, dont le petit excité, tiennent en joue tous les clients de l’épicerie. Les deux caissières ont déjà perdu leurs nerfs.

Ils hurlent: «à terre!». On s’exécute. On ne voit plus la flaque de sang laissée par le grand blond: on la sent. L’homme a mal. Je lui parle, retiens sa tête. Je m’inquiète pour ses yeux, c’est absurde. Lui comme nous sommes faits comme des rats. La police et le City Bowl armed response ne vont pas manquer de débarquer et ce sera le drame. Il n’y aura plus d’issue, ni pour eux, ni pour nous. Les autres clients suivis de leurs assaillants rampent dans les allées jusqu’à nous. Un chauffeur de taxi pousse la porte du magasin, découvre la scène, tente de déguerpir. Oublie.

Paula tremble de rage, je lui fais signe de se calmer mais ne pas réagir semble au-dessus de ses forces. Tout le contraire de moi. Je dis oui à tout: «Yes sir, sure sir». Il faut rester calme, surtout rester calme. Elle finit par donner son portable, sa montre, son argent et le gps «qu’il-ne-faut-jamais-laisser-dans-la-voiture»…

A la hache

L’arme est sous mon nez. L’homme vide mon sac puis monte les tours. Non seulement je n’ai pas de montre mais je ne trouve pas le téléphone qu’il me réclame. L’ai-je oublié au restaurant? Je cherche dans ma poche. Il n’y est pas mais l’énervé ne me croit pas. Un de ses acolytes bondit jusqu’à moi. Ils s’égosillent. «Donne-nous ce foutu téléphone». Je leur répète que ne sais pas où il est mais que mon porte-monnaie – un Prada, acheté sur un coup de tête deux ans plus tôt à la boutique de la Piazza di Spagna – vaut beaucoup plus cher que ce portable introuvable. Ils me repoussent sur le sol. Etendue de tout mon long, je fouille à nouveau la poche de mon pantalon. Elle est profonde. Le portable est là. Tout au fond. L’excité me l’arrache. Se calme enfin. Je le regarde, cligne longuement des yeux, acquiesce encore: «Yes sir, sure sir».

Tous les sacs, toutes les poches sont vidées. Les récalcitrants – garde compris – blessés. Il est temps de s’attaquer au coffre qui se trouve dans le réduit. C’est là qu’ils nous enferment. Une petite pièce borgne et poussièreuse où trônent quelques cartons et un tabouret en plastique. La jeune caissière, très enceinte, vacille: «Occupe-toi d’elle!», menace l’excité. «Yes sir, sure sir». Je l’installe sur le seul siège de la pièce, lui prends la main, m’assieds par terre aux côtés du grand blond, de Paula et des sept autres.

Commence alors l’attaque du coffre. Un coffre à peine plus grand que celui d’une chambre d’hôtel. Mais un coffre à clé. Un coffre de fer. Tout rouillé. Ils s’acharnent. Avec leurs armes. A la hache. Mais le vieux coffre est fort. Il ne cède pas. Nous sommes tétanisés. Eux sont fous de rage.

Trou noir. Notre assaillant débarque soudain dans le réduit. Il est étrangement calme et nous demande nos clefs de voiture «ne vous inquiétez pas, on ne les utilisera pas». «Yes sir, sure sir». Non seulement je lui tends les clés de la Jimny mais lui suggère de l’utiliser si besoin. Le taximan s’exécute à son tour.

En plein film de série B

Il n’y a plus que nous dans le réduit. La porte est close. Sommes-nous enfermés? Qu’importe, il ne faut pas bouger. Surtout ne pas bouger. Mais c’en est trop pour plusieurs d’entre nous. La caissière la plus âgée se lève, crie, tente de sortir. Je cale ma voix et lui intime l’ordre de se rasseoir «NOW!». C’est peine perdue, elle est en crise. Je demande à la cliente assise à ses côtés, une sexagénaire blanche, de lui prendre la main et de la calmer. Mauvaise idée: elle hurle, perd ses nerfs: «Je ne veux pas la toucher, je n’en peux plus, je ne vais pas encore m’occuper d’elle!» Une vieille folle, une jeune femme enceinte, une caissière qui décompense, un grand blond en sang, une vacancière qui se rebelle. On est en plein film de série B.

La porte s’ouvre. Une femme blonde, portant casquette et mini micro devant la bouche, nous crie: «Sortez, sortez, vite!» Qui est-elle? Personne ne le sait. Mais on court. On sort. On est dehors. Des gens arrivent. Des security guards, des ambulanciers. Le grand blond est emmené. Je sanglote. Paula est stoïque. Des banderoles «crime scene» sont déroulées. Tiens, ma Jimny s’est envolée.

«Il faut les traquer! Avez-vous l’application «Find my iPhone?», me demande je ne sais qui. On me tend un portable. Mais impossible de me souvenir de mon mot de passe. J’essaie, j’essaie encore. «Il faut les retrouver et retrouver votre voiture». Oui, bien sûr. Mais non. J’en suis incapable. Les girophares se multiplient dans la nuit. La police officielle arrive enfin. La mémoire me revient. Mon portable est localisé. La Jimny fonce – c’est une image car c’est un veau – sur l’autoroute de l’aéroport. La traque est lancée.

L’interrogatoire

Interrogatoire. Deux policiers veulent notre déposition. Et la mienne, propriétaire de la voiture volée, tout particulièrement. Elle sera faite à l’intérieur durant plus d’une heure et consignée sur trois feuilles A4 d’écolier lignées.

Les questions sont sèches, le ton rude. Etonnamment, je me sens tout sauf en sécurité. Fini les «Yes sir, sure sir». Je leur rappelle que je suis la victime et non l’auteure de l’attaque comme ils semblent le penser. Ils se braquent. Je sors fumer une cigarette et demande à la gérante, arrivée entre temps, d’emprunter un briquet. Elle me l’offre.

Dehors, tout est noir. Il n’y a plus un quidam, plus de lumière dans les restaurants, plus de voitures, plus de «crime scene». J’ai peur. Je reviens dans le magasin. Les policiers veulent en savoir davantage sur moi, ma présence ici. Un «detective» – blanc – arrive. Je veux quitter cet endroit au plus vite. Mais pas question de rentrer dans mon cottage, pourtant à deux pas, justement à deux pas. Les braqueurs ont mon adresse, mes clés. Appeler mes amis? Oui, mais je ne connais pas leur numéro par cœur. Un taxi? Bien sûr, mais nous n’avons plus de téléphone et pas un rand en poche. La gérante du 7-eleven m’assure qu’elle nous donnera ce qu’il faut. Je demande alors aux policiers de me prêter leur portable: «Ce n’est pas possible, nous pouvons pas vous laisser faire un appel. Ça coûte de l’argent». Je rêve et je pète les plombs. «Je veux partir d’ici, tout de suite. Je suis cardiaque, je viens de faire un infarctus (un an plus tôt, en réalité). Faites venir une voiture! Immédiatement!» Ma semi-feinte fonctionne. Le «detective» accepte finalement de nous emmener à Green Point, à dix minutes de là.

Aller sonner chez nos amies à Vesperdene ne me rassure pas. Leur maison n’est pas sécurisée et a été cambriolée à plusieurs reprises, notamment lorsque je résidais chez elles. Je ne veux qu’une chose là maintenant: être en sécurité, dans une bulle inviolable et en hauteur. Direction Cape Royale, un hôtel de luxe réservé à la hâte le jour la mort de Mandela depuis la Namibie où je me trouvais. Nous n’avons ni argent, ni carte de crédit. Mais l’ordinateur se souviendra de moi. Et puis, je connais mon code par cœur.

Roulette russe

On franchit les grilles. Le groom nous salue. Le réceptionniste nous sourit. Je fonds en larmes. Lui raconte. Il nous amène deux verres d’eau. Checke son ordinateur. Nous tend son téléphone pour que l’on puisse bloquer nos cartes bancaires et nous installe dans la junior suite où j’avais déjà logé. Au 5e étage, en toute sécurité. Je suis enfin rassurée.

Paula, elle, n’a toujours pas pipé mot ni versé une larme. Elle m’en veut. Elle se couche.

La roulette tourne. J’allume ma clope. Je ne suis pas morte.


P.S.1 Ma voiture a été retrouvée dans le township de Gugulethu près de l’aéroport. Nous sommes allées la chercher quelques jours plus tard. Elle n’était plus grise, mais noire d’empreintes. Comme nos mains.

P.S.2 On apprendra que les huit hommes attendaient depuis plusieurs heures la gérante du magasin qui seule possède la clé du coffre. Les deux caissières étaient prises en otage depuis le milieu de l’après-midi.

P.S.3

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