Le beau coup de Blocher

Publié le 16 août 2017

Le discret groupe familial Zehnder possède une ribambelle de feuilles locales gratuites. – © Zehnder Verlag

Il faut dire que jusque là, dans la branche, le succès de Blocher et ses amis n’a pas été décoiffant. La fameuse «Weltwoche», depuis qu’elle est entre les mains de son protégé-star Roger Köppel, a vu son tirage fondre. Le journal bâlois «Basler Zeitung» a aussi perdu nombre de lecteurs depuis qu’il a passé dans la mouvance blochérienne (moins 40%). Le célèbre gourou politique et entrepreneur ne pouvait en rester là. Aujourd’hui, il surprend son monde en rachetant un groupe peu ou pas connu, «Zehnder Verlag», basé à Wil (Saint-Gall) qui publie 38 titres gratuits, principalement en Suisse orientale et centrale. Pour un total d’un million d’exemplaires selon son site, 800 000 selon d’autres sources.

En décembre 2016, ses émissaires approchaient l’éditeur Ringier et lui proposaient tout simplement de racheter le groupe Blick, pilier aux facettes multiples de la presse populaire. Ils se heurtèrent à un refus net. Ils laissèrent alors entrevoir un autre projet: lancer un journal gratuit du dimanche. Langue avait été prise avec Tamedia qui devait l’imprimer et le diffuser dans les cassettes de 20 minutes. En ligne de mire, principalement le Sonntagsblick. L’affaire fut apparemment classée. 

L’offensive s’est donc portée sur un autre front. Le discret groupe familial Zehnder avec sa ribambelle de feuilles locales gratuites. Prière cependant de ne pas ricaner. Quelques-unes revendiquent de belles diffusions. Tel le Schaffhauser Bock (48 000), le St.Galler/Gossauer/Herisauer Nachrichten (68 000), la Zuger Woche (49 000), ou les Wiler Nachrichten (65 000), et bien d’autres encore. Un autre acteur se frotte les mains: Tamedia qui devrait imprimer ces montagnes de papier.

Un beau coup économique et politique

Un pari passéiste? Pas du tout. C’est un beau coup économique et politique. D’abord parce que le besoin d’informations locales et même micro-locales reste grand. On trouve dans ces publications modestes ce qui n’apparaît ni dans les grands journaux, fussent-ils régionaux, ni dans les médias électroniques (à l’exception des télés régionales qui sont à la peine), ni dans la soupe internet. Bien sûr les petites annonces locales ont aussi filé sur la Toile. Mais les commerçants locaux cherchent à se faire connaître sur papier. 

Il est difficile d’apprécier le phénomène en Suisse romande parce que la forêt d’autrefois des journaux locaux a été abattue à la tronçonneuse. On se souvient du rachat par Edipresse en 2005 de L’Est vaudois et du Nord vaudois, avalés au profit de 24 heures qui d’ailleurs, renonçait quatre ans plus tard à ses éditions régionales. Ce qui permit l’essor du Régional, créé en 1995, qui distribue 120 000 exemplaires de Lausanne à Saint-Maurice. Belle réussite. Mais on est loin du temps où un Journal de Montreux et une Feuille d’Avis de Vevey arpentaient la Riviera, sans parler de la Feuille d’avis du district d’Aigle et du Courrier de Leysin

Certes La Côte, l’Express/L’Impartial ont survécu, sous la houlette de l’éditeur Hersant, aux côtés du Nouvelliste, de la Liberté, du Journal du Jura et du Quotidien jurassien. Le petit Journal de Morges a même sauvé sa peau grâce à son rédacteur en chef. Mais tant d’autres feuilles de proximité ont disparu.

Au ras du terrain local

Les grands éditeurs, ces dernières décennies, ont affiché leur grand mépris pour cette presse. Parce qu’elle n’est pas prestigieuse, parce qu’elle exige un engagement considérable de petites équipes rédactionnelles et commerciales, parce que le rendement reste modeste. La fascination du «big is beautiful» les a écartés de cette scène. Même les grands journaux, comme 24 heures ou la Tribune de Genève, n’ont guère promu les localiers, les pages qui les accueillent se réduisent. Dans leurs rédactions, on privilégie la grande politique, suisse et internationale, l’économie, la culture. Cela est fort bien, mais l’abandon du terrain le plus proche contribue au désamour de bien des lecteurs. 

Blocher l’a compris. Il n’attend certes pas des paquets de millions en retour. Il lui en reste assez pour combler les pertes de sa Weltwoche et pour se payer cette nouvelle audace (le prix de la transaction n’est pas connu). De surcroît il y trouve un bénéfice politique. Ses représentants jurent leurs grands dieux bien sûr que les rédactions seront indépendantes, que rien ne changera à cet égard, que la Basler Zeitung – c’est elle qui mène l’opération – n’abreuvera pas ces petits journaux d’une prose para-blochérienne. Mais les campagnes de l’UDC trouveront là des espaces publicitaires avantageux. Et peu à peu, en toute discrétion, les folliculaires concernés comprendront que les thèmes chéris du parti se conjuguent aussi au quotidien, au ras du terrain local. Cela plaira au patron.

Beau coup, vraiment. Que les grands éditeurs n’ont pas vu venir.

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