Lutter contre le «doomscrolling»: les stratégies des adolescents

Publié le 12 juillet 2024
Le temps des vacances est là. La réjouissance de cette perspective s’accompagne pourtant d’une crainte certaine pour nombre d’adultes: la vision de l’adolescente ou de l’adolescent de la famille scotché à son téléphone, s’adonnant à une activité désormais connue sous le nom de scrolling.
Anne Cordier, Université de Lorraine


Face à ce phénomène, les adolescents cherchent – et trouvent parfois – des parades pour garder la maîtrise de leur navigation sur le web, et plus largement de leur temporalité. Exploration et conseils pour passer tous ensemble des vacances (plus) sereines…

Un phénomène socialement partagé

Avant toute chose, il convient de prendre la mesure du phénomène de doomscrolling, et de reconnaître son impact social. En effet, si la focale est souvent mise sur les adolescents pour évoquer les craintes, non négligeables, que cette pratique fait peser sur la santé mentale et sociale de ces derniers, le doomscrolling n’est absolument pas générationnel. En tant qu’internautes, nous sommes tous confrontés et soumis aux stratégies mises en place par les plates-formes pour nous inciter à rester connectés le plus longtemps possible, et au même endroit.

Cette captation de l’attention nous concerne tous, quel que soit notre âge, notre statut, à partir du moment où nous utilisons des objets connectés. Nombreux sont d’ailleurs les adolescents qui pointent des usages adultes du smartphone peu exemplaires, à l’instar de Nicolas, 14 ans, qui s’amuse du paradoxe : « Mon beau-père va beaucoup sur Facebook, il y passe un temps fou et après il me dit ‘Hey oh, doucement avec Snapchat, Nico !’ ».

Ce constat d’une « société de maintenant » qui rend le téléphone indispensable au quotidien pour tous, et pour tout type d’activités, qu’elles soient professionnelles, académiques, ou personnelles, conduit Lucy, 16 ans, à appeler les adultes à une introspection :

« Je vois mes parents ils sont des fois plus sur les écrans que moi, et c’est un problème général en fait, ça ne concerne pas que moi, ou les jeunes, faut arrêter avec ça, les parents ils ne sont pas mieux et ils n’arrivent pas mieux que nous à gérer les choses, en fait ».

Entre culpabilité et stratégies pour faire face

Les usages et pratiques numériques des adolescents accordent, de fait, une place majeure au smartphone. Cet objet total répond à des besoins de sociabilités extrêmement structurants et nécessaires à cet âge de la vie, mais aussi à des besoins informationnels nombreux, assouvis quotidiennement, en lien avec l’actualité ou des questions liées à leurs centres d’intérêt ou encore aux activités scolaires.

Lorsqu’on écoute les adolescents sur ce rapport au smartphone, il est frappant de noter la culpabilité qui émane de leurs propos. Ainsi, Ambre, 17 ans, confie : « Des fois même on s’en veut, parce qu’on gâche du sommeil, on gâche du temps en famille, on gâche du temps pour faire nos devoirs ou faire des choses à l’extérieur ! », cependant que Melvin souligne : « Ce temps que tu passes comme ça, c’est franchement angoissant, et en même temps c’est compliqué parce que tu peux pas te couper du monde non plus ! Faut un équilibre, quoi ».

Cet équilibre, les adolescents le cherchent, déployant des stratégies multiples pour tenter de garder la maîtrise de leur temporalité, de leurs activités, de leur estime de soi aussi : « quand je perds du temps comme ça, je me sens nulle ! »,note ainsi Romane, 17 ans. Une enquête qualitative menée auprès de 252 adolescents âgés de 11 à 19 ans a permis de documenter plus avant ces stratégies.

Parmi ces stratégies, la plus répandue est l’activation du mode « Avion » ou « Ne pas déranger » du téléphone, avec l’espoir de favoriser sa concentration sur une tâche. D’aucuns prennent des décisions plus radicales, consistant à ne pas installer une application qu’ils ont identifiée comme potentiellement problématique pour eux. C’est le cas de Geoffrey, 17 ans, qui a « choisi de ne pas télécharger TikTok justement parce que ça prend trop de temps ».

Une autre stratégie souvent relatée consiste à désinstaller temporairement une application, « le temps que la tension retombe » face à l’afflux de notifications ; note Juliette, 17 ans. Cette stratégie est adoptée essentiellement par des lycéennes et lycéens soit lors de périodes de révisions intenses soit lorsque la saturation se fait sentir :

« Par moment, je le sens, je me sens oppressée par ça et j’arrive plus à gérer, alors je désinstalle l’appli. Tout de suite, je sens que ça va mieux, je me sens moins sous pression, et puis quand je sens que je me suis calmée, un peu apaisée on va dire, alors je réinstalle l’appli […] Je ne peux pas ne plus l’utiliser du tout, c’est pas possible, j’en ai besoin, j’aime ça, j’apprends des trucs avec ça, je suis les infos aussi avec ça » (Apolline, 16 ans).

L’éducation, meilleure ennemie du doomscrolling

Comment soutenir les adolescents dans ces efforts de résistance à la captation de l’attention et à la fatigue informationnelle qui s’en suit ?

De façon certaine, l’idée d’une imposition d’un contrôle strict est illusoire, et même contre-productive, cela ne ferait que générer frustrations et tensions. Plus encore, une telle mesure ne propose pas de solutions à l’adolescent pour exercer un véritable pouvoir d’agir. Prendre à bras-le-corps cette problématique suppose une réponse éducative à plusieurs niveaux.

Il apparait d’abord essentiel de considérer cette question pour ce qu’elle est : une question socialement partagée, qui nous engage tous dans des méandres et des recherches de tactiques pour ne pas se perdre dans le flux. Pour favoriser la concentration et la maîtrise, on peut ainsi (se) conseiller de désactiver au maximum les notifications des applications les plus chronophages. En outre, l’excès en tout est un défaut, et dégrade le plaisir ressenti dans l’activité : plus on maîtrise le temps passé en ligne, plus on le savoure aussi dignement. Voilà un argument qui peut faire mouche.

Ceci dit, pour comprendre ce qui (nous) pousse à ce « défilement morbide » (appellation québécoise du doomscrolling), il faut apprendre les ressorts de l’économie de l’attention, saisir finement quels sont les processus qui nous traversent lorsqu’on est confronté aux stratégies mises en œuvre par les industries du numérique (dark pattern, design émotionnel, notamment).

Réseaux sociaux, tous accros ? (Décod’actu – Lumni, 2018).

Pour autant, cette explication essentielle ne doit pas renvoyer aux seuls utilisateurs la responsabilité de la maîtrise : l’arsenal juridique déployé, à travers le règlement sur les marchés numériques (Digital Market Act – DMA) en complément du règlement sur les services numériques (Digital Service Act – DSA), vient précisément protéger les internautes et tenter de faire contre-poids face à la puissance économique et industrielle des plates-formes.

Étant donné son importance quasiment existentielle au sens propre du terme, une éducation aux médias et à l’information du quotidien se doit d’intégrer cette problématique à la fois sociale et politique. Tous les adolescents racontent leurs difficultés à faire face à cette fatigue informationnelle et aux processus de captation, mais racontent aussi et surtout conjointement leur aspiration à partager des moments de qualité avec les autres, dont la famille.

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Ces adolescents expriment le souhait de s’informer de façon apaisée, et d’être dépositaires d’une capacité à agir sur le monde qui les entoure. On ne peut ainsi que leur recommander et nous recommander de s’abonner à ces « médias positifs » qui se sont donnés pour mission de nous informer avec de l’actualité joyeuse. De quoi non seulement nourrir autrement les algorithmes en leur imposant un autre monde souhaité, le nôtre, mais aussi partager une information qui fait du bien et enrichit les sociabilités.

Enfin, le ralentissement face à l’accélération est un enjeu politique majeur. Parce que ralentir, arrêter le flux, c’est prendre le temps de la réflexion et de la maturation de la pensée. Une qualité citoyenne. Et cela peut même passer par le fait de scroller… Ensemble.The Conversation


 

Anne Cordier, Professeure des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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