L’omniprésence des perturbateurs endocriniens

Publié le 20 mai 2022
En janvier 2022, une équipe internationale de chercheuses et de chercheurs a tiré la sonnette d’alarme sur l’impact de produits chimiques manufacturés et leurs effets « cocktail » sur l’entièreté du système terrestre. Les scientifiques ont conclu que l’humanité a dépassé un seuil planétaire permettant l’évaluation appropriée pour la production et les émissions de nouveaux contaminants.

Valérie S. Langlois, Institut national de la recherche scientifique (INRS) etIsabelle Plante, Institut national de la recherche scientifique (INRS)


Parmi ces contaminants se retrouvent les perturbateurs endocriniens (les retardateurs de flamme utilisés comme substances ignifuges, le bisphénol A retrouvé dans certains plastiques, les produits pharmaceutiques), qui sont connus pour interférer spécifiquement avec le système hormonal des animaux et des humains, et ainsi, causer des problèmes de santé. Ces contaminants se retrouvent dans nos aliments, nos boissons, nos meubles, nos rivières et nos lacs ; bref, ils sont partout.

Contrairement à la plupart des contaminants (comme les métaux), dont la toxicité augmente avec leur quantité, les perturbateurs endocriniens agissent souvent à l’inverse, c’est-à-dire qu’ils ont des effets nocifs à de très faibles concentrations. Cette particularité rend leur réglementation très difficile.

Je suis professeure-chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écotoxicogénomique et perturbation endocrinienne. Avec ma collègue Isabelle Plante, spécialisée en recherche sur les causes environnementales du cancer du sein à l’INRS, nous avons cofondé le Centre intersectoriel d’analyse des perturbateurs endocriniens, le CIAPE en 2020.

Les membres du CIAPE viennent tout juste de publier une édition spéciale sur les perturbateurs endocriniens dans la revue scientifique spécialisée Environmental Research. Cette édition comporte 14 ouvrages d’analyse documentaire sur toutes les avancées scientifiques et en santé environnementale en lien avec les perturbateurs endocriniens. Nous résumons ici quelques faits saillants liés à leur omniprésence, leur détection, leur élimination et leur réglementation.

Traquer les effets des contaminants sur la santé humaine

La revue de la littérature de l’équipe menée par la chercheuse en épidémiologie Vikki Ho de l’Université de Montréal a mis en évidence l’importance des études épidémiologiques (étude des problèmes de santé dans les populations humaines, leur fréquence, leur distribution dans le temps et dans l’espace) pour caractériser les effets des perturbateurs endocriniens sur la santé des populations humaines.

Par exemple, une étude qui a eu lieu en Corée du Sud a démontré que la teneur en polluants organiques persistants tel que les biphényles polychlorés (BPC) (liquides isolants) dans le sang augmentait par trois les risques d’incidence du cancer de la prostate. Une autre étude a démontré que des niveaux élevés de retardateurs de flamme bromés (composés ignifuges retrouvés par exemple dans les meubles rembourrés) dans le sérum de jeunes filles étaient liés à des menstruations plus précoces.

Cependant, il est difficile de relier les problèmes de santé à une exposition à des perturbateurs spécifiques puisque l’humain est exposé à un mélange de contaminants tout au long de sa vie, rendant les études épidémiologiques très complexes. La professeure Ho et son équipe recommande tout de même d’intégrer l’épidémiologie humaine aux études toxicologiques (étude des effets nocifs des substances chimiques sur les organismes vivants) et écotoxicologiques (étude des polluants et de leurs effets sur l’environnement) lors de l’évaluation de risques des substances chimiques.

Nos médicaments se retrouvent dans l’environnement

Les médicaments pharmaceutiques sont devenus des produits de (sur)consommation, avec un usage quotidien pour certains d’entre eux. Leur volume de consommation est tel qu’ils se retrouvent dans les eaux usées et les rivières par les urines et les matières fécales rejetées par les humains et les animaux d’élevage.

Différents médicaments dans des emballages en plastiqueLes antibiotiques, les antidépresseurs et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (ibuprofène, naproxène) qui sont déversés dans les cours d’eau peuvent avoir des effets sur la santé des animaux. (Shutterstock)

Les structures chimiques des hormones ont été bien conservées à travers l’évolution (la testostérone se retrouve à la fois chez les poissons, les grenouilles, les oiseaux, les mammifères et les humains). Ainsi, les médicaments hormonaux ou destinés à agir sur nos hormones sont également fonctionnels chez les autres animaux, causant parfois des effets néfastes.

Pascal Vaudin, chercheur en physiologie à l’Université de Tours, et son équipe ont constaté que les antibiotiques, les antidépresseurs et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (ibuprofène, naproxène) ont des impacts neurologiques, notamment sur le développement du cerveau et le comportement des animaux.

Dépister l’activité endocrine anormale de l’eau

Les perturbateurs endocriniens possèdent des structures chimiques variées, des propriétés chimiques et physiques hétérogènes et une capacité à se répartir dans diverses matrices environnementales, dont les tissus humains, ce qui complexifie leur détection. Or, leur caractérisation a considérablement progressé depuis les dernières décennies en raison du développement d’analyses de pointe et très sensibles pour la détection des faibles niveaux de perturbateurs endocriniens dans l’eau, le sol, l’air, les sédiments, les aliments, le sang, le lait maternel, le placenta, etc. Il est donc maintenant possible de les détecter même à d’infiniment petites concentrations, ce qui pave la voie vers une meilleure réglementation et gestion internationale, tel que suggéré par l’équipe de chercheuses et chercheurs dirigée par le professeur émérite Chris Metcalfe de l’Université Trent.

La présence de plusieurs perturbateurs endocriniens dans notre environnement, par exemple dans les eaux usées, complexifie également l’étude de leur toxicité et leurs effets sur la santé. Par exemple, les concentrations individuelles de différents contaminants peuvent être faibles dans un effluent municipal, ne permettant pas d’observer une activité estrogénique (mimant les estrogènes) lorsqu’on étudie ces composés individuellement. Par contre, lorsqu’on additionne les effets de tous les contaminants, l’effluent peut présenter une activité estrogénique globale.

L’analyse chimique de tels échantillons est complexe et l’utilisation d’essais biologiques (tests qui utilisent des organismes vivants ou des cellules isolées) peut aider à résoudre un tel problème. Nous avons constaté qu’il était effectivement possible de tester si un effluent municipal, hospitalier ou industriel possède une activité de perturbation endocrinienne globale en utilisant, par exemple, des tests cellulaires (utilisant des lignées cellulaires maintenues en laboratoire et ultrasensibles aux perturbateurs endocriniens).

Ces tests ultraperformants permettent à la fois de tester l’efficacité des systèmes de traitement des eaux usées et de faire des suivis environnementaux, selon les travaux de Julie Robitaille de l’INRS. Les instances gouvernementales et internationales doivent maintenant établir des critères environnementaux (seuils de toxicité) basés sur les données scientifiques probantes disponibles afin de protéger nos écosystèmes et la santé humaine.

Éliminer les perturbateurs endocriniens des effluents

L’élimination des contaminants dans les eaux usées est l’un des objectifs majeurs des usines de traitement. Il existe une panoplie de processus différents pour traiter les eaux contaminées, chacune ayant leurs avantages et leurs limites.

À travers notre revue de la littérature dirigée par le professeur en assainissement et décontamination Jean-François Blais de l’INRS, nous avons constaté que malgré la diversité des processus de traitement existants, plusieurs usines de traitement des eaux usées n’arrivent toujours pas à éliminer 100 % des perturbateurs endocriniens.

Par contre, certains procédés, tel que l’ozonation en fin de traitement des eaux usées, arriveraient à éliminer la totalité du bisphénol A (ou BPA, retrouvé notamment dans les bouteilles de plastique) présent dans l’eau. Par ailleurs, la Ville de Montréal va bientôt débuter des travaux visant à doter la ville d’un procédé d’ozonation pour la désinfection de ses eaux usées. M. Blais et son équipe sont d’avis qu’il est primordial de caractériser les types et les concentrations de contaminants présents dans les effluents des eaux usées pour chaque municipalité avant de sélectionner les meilleures options de traitement.

Repenser l’analyse de risques des contaminants environnementaux

Nos travaux ont permis de constater que l’initiative « Approches intégrées des tests et de l’évaluation » suggérée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) serait une excellente première étape vers une approche d’intégration complète des données existantes sur les contaminants, dont celles des perturbateurs endocriniens. Cette initiative vise à mettre en commun les résultats de recherche obtenus partout dans le monde afin de mieux comprendre les effets des polluants et d’établir une régulation conséquente.

Le Canada est présentement en modernisation de son processus d’évaluation de risques afin d’y intégrer les Approches intégrées des tests et de l’évaluation.

Le message à retenir est que la société internationale a besoin d’une plate-forme d’évaluation des risques évolutive qui intègre les données existantes et toutes les données émergentes en temps réel sur ces contaminants environnementaux. Pour y arriver, l’évaluation des risques doit devenir un processus plus dynamique et malléable au fil du temps.

En d’autres termes, les connaissances nouvellement générées devraient être rapidement disponibles pour guider les modèles d’évaluation de risques, de sorte que l’usage ou la production d’un produit chimique, nouveau ou existant, pourrait devenir restreint, voire interdit, dans un plus court laps de temps sur la base de preuves probantes, dont celle de perturbation de notre système hormonal.

Une telle plate-forme évolutive et intégrée devrait accélérer le transfert de connaissances de la communauté scientifique vers la société, qui constitue présentement un goulot d’étranglement important pour la création d’un environnement plus sûr.The Conversation


Valérie S. Langlois, Professor/Professeure titulaire, Institut national de la recherche scientifique (INRS) et Isabelle Plante, Associate Professor, Institut national de la recherche scientifique (INRS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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