Une seule Algérie salue la mémoire du grand Idir

Publié le 4 mai 2020
Le chanteur kabyle, auteur du tube planétaire «A Vava Inouva» en 1976, est mort samedi à Paris à l’âge de 70 ans. Malgré un long exil en France et une berbérité militante qui le coupait du récit arabo-nationaliste, cet Algérien incarne l’histoire d’un pays neuf en quête d’union et de réussite.

Nous connaissons la propension des sociétés méditerranéennes à faire bloc derrière les morts. Le deuil est le temps de la trêve. Alors il faut bien vivre, pour avoir prétexte à la paix, autour du défunt. Ce jour est venu pour l’Algérie et les Algériens. Idir, le chanteur kabyle, est mort. Il s’est éteint samedi à Paris d’une maladie pulmonaire, non liée au Covid-19, a précisé sa famille. Il avait 70 ans. Il fut l’un de ces artistes marqués par l’exil, comme bon nombre de ses auditeurs qui lui rendent hommage 

C’était un poète, un homme poliment engagé, un défenseur de la culture berbère, un critique du régime militaire, un pourfendeur des islamistes, un partisan du hirak, le soulèvement démocratique entamé début 2019 en Algérie. Il concevait l’identité comme une part de soi mêlée à d’autres. Il chantait la fraternité, la paix, faisait de la politique à sa manière, dans ses albums, en solo ou à plusieurs. Comme en 1999 un an après la victoires des Bleus au mondial de football, comme en 2007 lorsque le débat porta en France sur l’identité nationale.

Il avait pris la tangente en 1975, au terme de son service militaire. Direction Paris. Boumediene glorifiait Castro et le Che tout en maltraitant sa minorité kabyle. La Révolution algérienne, née avec l’insurrection de 1954, avait sombré dans l’autoritarisme, le culte de la personnalité. Idir n’était pas un modèle de tiers-mondisme, le nationalisme, si présent dans l’idéologie indépendantiste, était devenu pour lui synonyme d’oppression.

Bien peu de choses en apparence étaient consensuelles, chez Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet, né le 25 octobre 1949 à Ait Yenni, en Grande Kabylie. Ce Berbère convaincu récusait la notion d’arabité, l’un des piliers de la nation algérienne. Aujourd’hui, le voilà pourtant reconnu pleinement par ce pays où il n’avait accepté de rechanter qu’en 2018, trent-huit ans après s’y être produit pour la dernière fois. Dans un hommage au disparu, le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, a déclaré, dimanche, que «l’Algérie [venait] de perdre un de ses monuments». Des paroles habiles qui plairont à la diaspora, faite de nombreux binationaux, un brin déconsidérés dans les dernières années de l’ère Bouteflika.

Un chanson fit connaître Idir bien au-delà de l’Algérie et de la France, son second pays. Ecrite en tamazight, la langue berbère, comme à peu près toutes ses chansons, elle s’intitule «A Vava Inouva», «Mon petit papa», en français. Elle est une ode au père, à la famille, au travail, à la simplicité, à la dureté adoucie par l’amour. C’est une berceuse.

A sa sortie, en 1976, Idir a les cheveux longs et porte des lunettes, un air d’intello, comme pas mal de chanteurs à texte en ce temps-là. La mélodie, parfois co-interprétée avec la chanteuse kabyle Mila, est une perfection envoûtante. Le tempo, le grain de voix, l’accompagnement à la guitare font penser à Maxime Le Forestier à la même époque. Untel qui vivait à Alger avant de s’établir en France, se souvient qu’enfant, sa grand-mère lui chantait «A Vava Inouva» pour l’aider à s’endormir. Rien que d’y repenser…

Idir, déjà, ne s’appartient plus. Il est à présent cette matière post-mortem qui font les icônes. Il devient la propriété des Algériens, et de beaucoup d’autres, qu’ils aient ou non partagé ses idées, pacifiques, du reste. Il incarne une histoire et une condition: l’histoire d’un pays neuf, la condition de l’Algérien. En particulier celle de l’exilé, chantée avant lui, différemment, par Slimane Azem, encore un Kabyle. Mais Idir a sans doute en lui un supplément de modernité, en ce sens qu’il ne suscitait pas la rancœur, même à son cœur défendant, la rancœur notamment envers la France. Il était au-delà de tout nationalisme, de tout camp, s’affichait avec des musiciens juifs, avait chanté en berbère en compagnie d’Enrico Macias, malaimé d’une partie des Franco-Maghrébins pour son soutien à Israël. Mais l’essentiel n’était-il pas ailleurs, dans l’universalité de la musique, ainsi que dans cette algérianité où les juifs ont leur place?

Les hommages pleuvent. Athées, croyants, laïcards, islamo-gauchistes, sionistes, antisionistes, centristes, extrémistes, apolitiques, l’union autour d’Idir est faite de tout bois. Le légendaire Zinedine Zidane, un Kabyle qui a présenté le plus beau football qui soit sous les couleurs de la France, et qu’Idir avait accompagné en Algerie en 2006 lors d’un voyage humanitaire en forme de retour aux sources, y est allé de son mot: «Triste nouvelle, aujourd’hui, nous venons d’apprendre la disparition d’un homme que nous aimons profondément, un homme courageux et un exemple! Tu as marqué mon enfance en famille. Je n’oublierai jamais notre rencontre. Repose en paix.»

Idir est devenu le «petit papa» qu’il avait chanté il y a bien longtemps.

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