Ukraine: nous n’avons rien vu venir

Publié le 25 mars 2022
La guerre totale déclenchée en Ukraine par Vladimir Poutine et son entourage belliqueux a déjà fait des milliers de morts ukrainiens et russes. C’est inadmissible et impardonnable. Avec ses proches, le président russe sera jugé par l’histoire et, espérons-le, par un futur tribunal de Nüremberg pour crimes de guerres et probablement crimes contre l’humanité.

Cela étant posé noir sur blanc, on peut se demander comment on en est arrivé là et surtout pourquoi les gouvernements occidentaux, les experts et les journalistes n’ont rien vu venir. Je m’inclus modestement parmi ces derniers pour avoir couvert pour la RTS plusieurs événements antérieurs à cette crise. 

Flashback et premier acte: j’étais en Ossétie du Sud en 2008 lorsque le président géorgien Saakachvili a voulu récupérer militairement ce territoire. Ses habitants avaient été instrumentalisés, en même temps que ceux d’Abkhazie, par une indépendance orchestrée de Moscou à la chute de l’URSS. Le président géorgien espérait naïvement un soutien militaire occidental. Et comme les Ossètes détestent les Géorgiens pour des raisons que l’histoire et les grandes puissances leur ont imposées, ils ont cru brièvement à leur salut par la Russie. Tous les habitants de ce territoire que j’ai rencontrés se réjouissaient alors de leur nouveau passeport russe distribué largement. Pour eux, l’agresseur qui les bombardait était l’armée géorgienne. J’ai pu voir les tanks russes arriver à leur rescousse par le tunnel de Roki depuis l’Ossétie du Nord qui fait partie de la Fédération de Russie. On a donc tous fermé les yeux. Après tout, si les Ossètes du Sud veulent se réunifier avec les Ossètes du Nord au sein de la Russie…

Les «petits hommes verts» en Crimée

Deuxième acte: j’étais en Crimée en 2014 le jour de l’invasion par les «petits hommes verts». On appelait ainsi les soldats sans identification envoyés par Moscou. Mais les bidasses russes n’ont plus la discipline d’antan. Certains soldats avaient oublié de dévisser les plaques russes de leur véhicule… Il faut reconnaître que Sébastopol est une ville fondamentalement russe par son histoire et sa culture. Elle forme une division administrative à part. Quant à la majorité russe du reste de la Crimée, elle a accueilli avec satisfaction la réincorporation de la péninsule dans la Russie dont elle faisait partie jusqu’à son transfert en 1954 par Nikita Krouchtchev dans la république socialiste soviétique d’Ukraine.

A l’époque, ce changement, commémorant un anniversaire historique, était sans importance puisque tout se passait au sein de l’URSS. Et les Russes de Crimée n’étaient pas mécontents de se débarrasser des vexations administratives que leur infligeait le gouvernement de Kiev. Quant aux Ukrainiens de Crimée, ils étaient eux-mêmes essentiellement russophones et n’ont guère réagi. Seuls les Tatars ont exprimé leurs craintes. Du coup leurs chaînes de télévision et radio de Bakhtchissaraï ont été aussitôt fermées par le nouveau pouvoir russe. A priori je continue de penser que la Crimée n’est pas plus ukrainienne que russe ou tatar. Néanmoins ce n’est pas aux chars de Poutine, ni à la parodie de référendum organisé en deux semaines, de décider de l’avenir de cette péninsule qui a vu le passage de plus de vingt-cinq peuples dans son histoire. Finalement l’Occident a condamné mollement.

Troisième acte: le Donbass. Les difficultés économiques provoquées par le déclin des mines de charbon et l’indifférence du pouvoir central de Kiev ont pu être instrumentalisées facilement par Moscou. Même si le gouvernement ukrainien a commis de graves bévues, notamment en déclassant le statut de la langue russe, le problème n’est pas ethnique ou linguistique. Ici comme dans le reste du pays, un nombre infini de familles ont une double origine, russe et ukrainienne. Les affrontements sanglants qui s’y déroulent depuis 2014 ne sont qu’un moyen de plus du système Poutine pour faire pression sur un pays soupçonné de vouloir quitter la sphère d’influence russe. Les heurts violents avec l’armée ukrainienne ont pu donner l’impression qu’il y avait des torts des deux côtés. Et le gouvernement de Kiev a trainé les pieds pour accorder plus d’autonomie à cette région, comme le stipulaient les accords de Minsk de 2014 et 2015 que personne n’a respectés. Malaise et donc absence de réaction de l’Occident.

On peut ajouter à tout cela la situation de la Transnistrie, cette bande de territoire, également autoproclamé indépendant au sein de la Moldavie, le long de la frontière ukrainienne (ce n’est pas un hasard). On y trouve évidemment des bases militaires russes. L’Occident s’en est désintéressé totalement, regardant cette affaire avec commisération, comme s’il s’agissait de la Syldavie de Tintin. La boucle est bouclée. L’Ukraine pouvait être attaquée, avec l’aide du vassal biélorusse dont le territoire complète une bonne partie du verrou.

Rêve de puissance eurasiatique

Les hommes vieux et paranoïaques qui encadrent Poutine croient maintenant rejouer une version de la «Grande guerre patriotique». Ces purs produits des services de sécurité soviétiques peuvent au passage museler enfin la Russie. Peu importe que leur pays soit devenu un «Etat-paria». Poutine a coupé définitivement les ponts avec l’Occident en prenant ses rêves de grande puissance eurasiatique pour la réalité. Il menace le monde d’une guerre atomique, ce que même les dirigeants soviétiques n’ont jamais osé faire en quarante-cinq ans de guerre froide. Espérons que cette démesure sonne son crépuscule.

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