Télétravail, attention cadeau empoisonné

Publié le 29 mai 2020

L’espace d’un printemps, les frontières entre vous et votre employeur, votre fonction sociale et votre intimité, se sont dissoutes. – © Anastasia Shuraeva Pexels

La plume qui caresse ou qui pique sans tabou, c’est celle d’Isabelle Falconnier, qui s’intéresse à tout ce qui vous intéresse. La vie, l’amour, la mort, les people, le menu de ce soir.

En 1929, Virginia Woolf réclamait pour les femmes une «chambre à soi» qu’elles puissent «fermer à clé afin de pouvoir écrire sans être dérangées» par les membres de leur famille. Il est temps pour les femmes, et les hommes, de réclamer un «espace de travail à soi». Ce printemps a vu le télétravail s’imposer, de gré ou de force, dans la vie de milliers d’employés des multiples domaines du service. Et depuis, il n’y en a que pour lui – à croire que nous avons découvert le Saint Graal. Quel pied que de travailler en pyjama, éviter le métro et décider tout seul de l’horaire de la pause café! Ce serait non seulement l’avenir, mais l’avenir dont toutes les femmes avec enfants rêvent depuis toujours pour concilier travail et vie de famille!

On a tout faux. Le télétravail est un cadeau empoisonné.

Aller au travail, même si ce n’est pas dans un bureau fixe, même si c’est dans un open space mobile, même si c’est ailleurs que dans les bureaux de son entreprise, même si c’est au café du coin, c’est important.

Regardez les images de télétravail dont nous avons été inondés: sur toutes, nous voyons des ordinateurs posés sur les tables du salon, dans les cuisines, sur les lit des chambres à coucher, avec en fonds des chats mignons et des enfants qui jouent ou font leurs devoirs. Sur toutes ces images, ce que nous voyons, c’est à choix: le travail envahir la maison, soit votre espace domestique et privé, ou la maison envahir le travail. L’espace d’un printemps, les frontières entre vous et votre employeur, votre fonction sociale et votre intimité, se sont dissoutes.

Un espace de travail sert à maintenir cette frontière, vitale pour ne pas être bouffé tout cru par la raison du plus fort ou par votre sens du devoir et du sacrifice. Un espace de travail permet de se protéger de cela. Ce pour quoi il faut se battre, c’est non pas que votre appartement s’adapte à votre entreprise et lui permette d’économiser des loyers et des ordinateurs, mais que les horaires et modalités de la vie en entreprise s’adaptent aux hommes et aux femmes qui composent la société d’aujourd’hui. Durant notre semi-confinement, le Lausanne Palace a développé une offre intitulée «Home office away from Home», soit la possibilité de louer un salon privatif durant la journée, avec machine à café, wifi et matériel de bureau pour télétravailleurs confinés cherchant à fuir la vie domestique: c’est cela, le luxe suprême, un lieu de travail à soi, hors de la maison.

Les signaux faibles clignotent partout: le droit à ne pas être joignable hors des heures de travail figure noir sur blanc dans la nouvelle convention de travail de La Poste, ce qui signifie que c’est un risque dont il faut se préserver. Le Tribunal fédéral vient de rendre un arrêt estimant que l’employeur devrait payer une partie du loyer de ses employés s’il les autorise à travailler à domicile, suite à la plainte d’un employé d’une société fiduciaire zurichoise qui réclamait une indemnisation; ce qui signifie que ce sera un combat à mener.

C’est vrai, quel pied de travailler en pyjama, n’importe où, n’importe quand. Cet avantage immense est aussi votre pire ennemi: flexible, la télétravailleuse (quelque chose me dit que ce sera une télétravailleuse) peut interrompre son travail pour aller chercher les enfants à la sortie de l’école, faire les devoirs, préparer le repas du soir pour toute la famille, et puis recommencer à travailler le soir dans son salon ou sa chambre à coucher. Plus besoin de crèche ni de nounou, ni de mari! Le gagnant sera du coup celui (quelque chose me dit que ce sera un celui) qui, vissé à son espace de travail, pourra se dédouaner du reste et rester dans sa bulle professionnelle protégée du reste du monde domestique.

Flexible, le télétravail devient par essence une sorte de travail à temps partiel permanent, où celui qui mettra des limites apparaitra forcément comme le grincheux de service ne sachant pas vivre avec son temps. Apprenons à vivre avec notre temps qui soit vraiment le nôtre.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Culture

Un selfie dans l’ascenseur

Notre obsession du selfie n’est pas purement narcissique, il s’agit aussi de documenter notre présent par le biais d’un langage devenu universel. Quant aux ascenseurs, ce sont des confessionnaux où, seuls, nous faisons face à nous-mêmes.

David Laufer
PolitiqueAccès libre

Extrême droite et antiféminisme: pourquoi cette alliance séduit tant de jeunes hommes

L’antiféminisme est l’un des principaux axes de mobilisation politique de l’extrême droite et il séduit de nombreux jeunes hommes. Il s’exprime notamment sur les réseaux sociaux, à travers des discours masculinistes qui promettent de rétablir un ordre supposé naturel entre hommes et femmes.

Bon pour la tête
Sciences & Technologies

Intelligence artificielle: les non-dits

On nous annonce une révolution avec l’arrivée invasive et fulgurante de l’IA dans nos vies, nos modes d’apprentissage et de production et, surtout, la mise à disposition de l’information immédiate et «gratuite» sans effort, objet central ici. Or nous ne mesurons aucunement ce que cela signifie vraiment.

Jamal Reddani
Culture

Transidentité: tapage exagéré?

Selon le site d’information lausannois «L’impertinent», l’intérêt démesuré des médias pour la transidentité relèverait d’une stratégie.

Jacques Pilet
Sciences & TechnologiesAccès libre

Combien de temps l’humanité survivrait-elle si l’on arrêtait de faire des enfants?

Suffit-il de calculer l’espérance de vie maximale d’un humain pour deviner combien de temps mettrait l’humanité à disparaître si l’on arrêtait de se reproduire? Pas si simple répond l’anthropologue américain Michael A. Little.

Bon pour la tête
Sciences & Technologies

Ces bactéries qui survivent dans l’espace

Une équipe de chercheurs chinois a détecté un micro-organisme d’une nouvelle espèce sur les surfaces internes du matériel de la station spatiale Tiangong, expliquent nos confrères de «L’Espresso». Il s’agit d’une bactérie qui résiste à la microgravité et aux radiations spatiales.

Simon Murat
PolitiqueAccès libre

Salutaires coups de fouet sur l’Europe

L’entrée fracassante de Trump sur la scène mondiale secoue le monde, l’Occident avant tout. Les Européens en particulier. Comment réagiront-ils dans les faits, une fois passés les hauts cris? L’événement et ses suites leur donnent l’occasion de se ressaisir. Pas tant sur l’enjeu militaire, pas aussi décisif qu’on ne le (...)

Jacques Pilet
Sciences & TechnologiesAccès libre

Pourrait-il y avoir une «planète X» cachée dans notre système solaire?

En analysant les mouvements de certains objets du système solaire situés au-delà de Pluton, on note que les observations ne collent pas avec la théorie et que l’explication la plus simple serait la présence d’une neuvième planète. Les astronomes mènent l’enquête.

Bon pour la tête
EconomieAccès libre

La machine à milliardaires qu’est le private equity

L’économie mondiale produit une nouvelle génération de super-riches. D’où vient leur argent et qui paie les pots cassés, cela reste flou. L’exemple de Partners Group, qui jongle avec les entreprises et les milliards, laisse perplexe. L’économie réelle n’a que peu de place dans ces activités. La finance fiction est bien (...)

Bon pour la tête
Culture

L’embarras de nos enterrements

Mon père aimait les rites. Au bout de 93 ans d’une vie marquée du sceau de la chance, il s’en est allé paisiblement, laissant pour nous éclairer de maigres instructions pour ses funérailles. Fidèles à leur auteur, celles-ci mettaient le rite liturgique au premier plan, et le défunt au second. (...)

David Laufer
CultureAccès libre

Quand le cinéma se fait trans

«Close to You» enregistre la transformation de l’actrice hollywoodienne Ellen Page («Juno») en l’acteur Elliot Page. Après sept ans de silence, le revoici donc dans l’histoire d’un trans canadien qui retourne dans sa famille après une longue absence. Mais malgré cette plus-value d’authenticité, ce petit film indépendant, sensible et bien (...)

Norbert Creutz
CultureAccès libre

40 ans de traitement médiatique du viol: du fait divers au procès de la domination masculine

Parce qu’il met en cause 51 hommes de tous âges et de toutes professions, le procès des viols de Mazan tend à être présenté comme celui de la « domination masculine ». Alors que le viol a longtemps été considéré comme un problème d’ordre privé et individuel, cette interprétation sociologique marque une profonde (...)

Bon pour la tête
EconomieAccès libre

Le paysage contrasté de l’énergie vitale. Entre spleens et élans

Tout un pan de l’Europe péclote. La France d’abord, prise de vertige devant ses déficits abyssaux, paralysée par le cirque des ambitions politiciennes. L’Allemagne officiellement entrée en récession, sa légendaire industrie menacée par les coûts de l’énergie, les délocalisations aux Etats-Unis et la concurrence chinoise. Alors que la face sud (...)

Jacques Pilet