Nous vivons tous dans un tableau de Hopper

Publié le 8 avril 2020

Une image désormais familière. Morning sun, Edward Hopper, huile sur toile, 1952.

Célèbre pour ses personnages seuls et ses paysages urbains déserts, le peintre américain Edward Hopper (1882-1967), représentant du courant réaliste, a capté la solitude post-moderne. Ce qui semblait allégorique jusque là est désormais, littéralement, le portrait quotidien de 3 milliards d’êtres humains confinés. Par un charmant anachronisme, nous tenons là l’artiste de l’ère du coronavirus.

Les images défilent sur les réseaux sociaux et les écrans de télévision. Seuls mais réunis autour des mêmes sites d’informations, des mêmes journaux télévisés, autour de la même solidarité bien abstraite et dérisoire avec les professionnels de santé, applaudissant à nos fenêtres, nous sommes immobiles au cœur du cyclone. 

Des silhouettes contemplant confinées une ville déserte, des petits groupes distants les uns des autres… beaucoup d’internautes se sont reconnus dans les toiles d’Edward Hopper qui circulent ces jours-ci de groupes WhatsApp en pages Facebook. Des «individus atomisés» comme l’écrit Jonathan Jones dans le Guardian, froidement éloignés les uns des autres. 

Edward Hopper, Cape Cod Morning, 1950.

Cette comparaison, ironique et d’un humour pour initiés, est aussi un peu triste. La solitude post-moderne dont Hopper se voulait l’illustrateur n’est plus seulement un concept non-figuratif, elle est bien réelle, vécue dans nos corps et nos chairs. La perte soudaine et totale de contact social, de lien charnel avec ceux que nous aimons, est un choc que personne n’avait vu venir. Souffrir pour notre bien. Les raisons de respecter le confinement ne manquent pas, c’est pourquoi nous nous y plions tous tant bien que mal, de bonne ou de mauvaise grâce. On dit le Français plus râleur et rebelle que son voisin suisse. Nous râlons, oui, les motifs ne manquent pas, mais seuls et immobiles, mélancoliques. De ma fenêtre, je vois moi aussi les appartements de mes voisins se changer en toiles de Hopper. Au troisième étage, télétravail dans la salle à manger. Au quatrième, pique-nique sur la terrasse avec les enfants. Au dernier, un écran éclaire le plafond de sa lumière bleue jusque tard dans la nuit. A gauche, l’immeuble de bureaux sommeille. 

Hopper, en son temps, a peint l’exact contraire de ce qu’écrivait le brillant Scott Fitzgerald. Aux fêtes délirantes arrosées de champagne, il répond par la désertion et l’isolement. Seuls parmi la foule, ainsi seront les hommes du XXème siècle pour le peintre. Ainsi sont les hommes du XXIème siècle. Il fallait une pandémie mondiale, situation surréaliste si pénible et difficile à concevoir, pour que nous en apercevions la réalité. 

Edward Hopper, Nighthawks, 1942.

Ce qui sourd des personnages de Hopper, c’est aussi l’inquiétude. La vie moderne, pour lui, est hostile et inamicale. Les cages de verre et de métal qui abritent des êtres tous isolés et pourtant vivant les uns sur les autres. Les stations service, les centres commerciaux, échoués au milieu de nulle part, où l’on ne fait que se croiser. La ville, pour Hopper, est une machine à produire de la solitude. 

Comme s’il était devenu le metteur en scène de nos journées, nous interprétons maintenant cette solitude post-moderne. Une mise en scène inquiétante, qui rappelle à certains le Fenêtre sur cour d’Hitchcock, ou une réalisation psychédélique de David Lynch où les acteurs poursuivent chacun un but incompréhensible et inaccessible. 

La solitude, dans l’Histoire de l’art et des hommes, n’a pas toujours été triste et angoissée. Caspar David Friedrich a peint des âmes seules, de dos, face à des paysages oniriques. La solitude alors était romantique et désirée. 

Edward Hopper, New York Movie, 1939.

Cette dimension de la solitude aujourd’hui nous échappe. Nous avons peut-être le tort, comme l’écrivait Pascal, de ne pouvoir rester en repos dans une chambre, et de là vient notre malheur. 

Lorsque tous les luxes de la vie moderne et urbaine ont disparu, que nous reste-t-il, sinon la solitude? 

Mais qu’il nous soit permis d’être optimiste. Qu’Edward Hopper réapparaisse sur les réseaux sociaux rallume une étincelle d’espoir. La culture, l’histoire, l’art et la littérature, nous réunissent toujours, par-delà les cloisons de nos appartements, les masques en papier, les gants et les distances de sécurité. 


La Fondation Beyeler de Bâle, en coopération avec le Withney Museum of American Art de New York, organisait ce printemps une exposition dédiée à Edward Hopper, désormais fermée. Heureux ceux qui ont pu la visiter! 

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