L’art dans l’urgence climatique

Publié le 26 septembre 2019
Que penser de l’intervention des artistes dans le débat qui secoue la planète sur sa propre destruction? Deux projets récents en Suisse romande nous donnent des indices. Bref survol de l’activisme qui les a précédés pour s’arrêter sur le nouveau pouvoir de sensibilisation de l’art quand les discours et les photos choc ont perdu leur efficacité.

L’activisme des artistes dans le débat écologique ne date pas d’hier. La sensibilité artistique touchée par l’environnement s’exprime dès la fin de la deuxième guerre mondiale et les débuts de l’art contemporain, il y a soixante ans déjà. D’une interactivité mesurée, les artistes sont passés à un militantisme plus affirmé avec des actions médiatiques portées par les nouvelles technologies. Mais les enjeux présents transforment leurs engagements en défi. L’exposition Plastiques Etienne Krähenbühl, visible jusqu’au 20 octobre, et le FESTIVAL ALT. + 1000, qui vient de se terminer, en sont les illustrations.

Art & environnement

Les premières interventions directes sur l’environnement remontent aux années soixante. Dans «le land art», Robert Smithson et Richard Long façonnaient des sculptures avec les éléments déjà présents dans le paysage, pendant que Joseph Beuys, à partir de 1982, plantait 7’000 chênes dans la ville à l’occasion de la Documenta de Kassel. Flanqués d’une stèle en basalte, ils devenaient des «sculptures sociales», capables d’éveiller notre sensibilité à l’écosystème. La même année, Agnes Denes faisait un pied de nez au capitalisme en plantant un champ de ‘blé’ sur un terrain vague de Wall Street.

Plus les artistes s’approchaient de la nature, plus ils s’éloignaient du mercantilisme de l’art. C’était une première.

Art & écologie

L’art écologique est ensuite apparu avec une intention de restauration et de réhabilitation. Le terme «ecovention» pour signifier l’intervention écologique résume assez bien le travail récent d’artistes comme Paul Chaney, qui cultive des projets in situ à portée écologique et Vera Thaens dont les actions dénoncent l’industrie agro-chimique.

Art & climat

Un art plus militant en relation avec la dégradation de l’environnement et du climat est apparu avec l’agitateur climatique Olafur Eliasson. Depuis 20 ans ses actions coup-de-poing sur la fonte des glaciers et les énergies renouvelables (on se souviendra de son «Weather project» au Tate de Londres) sont portées par des intentions nobles. Il s’égare cependant lorsqu’il crée de spectaculaires chutes d’eau artificielles (à New York et Versailles) dévoreuses d’énergie.

Plus récemment, le plasticien et ingénieur environnemental Andreco s’est produit dans des sites à risque comme Venise ou Delhi pour dénoncer des dommages bientôt irréversibles. Il œuvre dans un alarmisme assez inquiétant. Mais le pompon revient au bâlois Klaus Littmann pour l’actuelle plantation d’une forêt éphémère de 300 arbres dans un stade de football à Klagenfurt en Autriche, une opération aussi vaniteuse que dispendieuse.

Art & déchets

Sur le plan plus léger, un mouvement récent consiste à faire de l’art avec des déchets recyclés. Sous le joli nom de «trashion», Marina DeBris (cela ne s’invente pas!) trouve sur les plages des débris amenés par les vagues et en fait des vêtements et sculptures, tandis qu’Aurora Robson redonne une nouvelle vie aux plastiques dans des compositions florales. Mais au bout du compte, on reste dans l’anecdotique avec le danger que ce genre de réappropriation un peu cheap soit réduite à la case «art féminin».

Art & plastiques

Face au catastrophisme qui gagne les esprits, certains artistes empoignent le thème à contre-courant. C’est le cas du sculpteur vaudois Etienne Krähenbühl qui répond à la destruction par la beauté, certes, une beauté perverse et paradoxale. Dans l’exposition Plastiques, Etienne Krähenbühl au Centre d’art contemporain d’Yverdon-les-Bains (jusqu’au 20 octobre), l’artiste ne s’enlise pas dans des discours, il nous ouvre les yeux: regardez à quoi ressemble la consommation annuelle de deux personnes. La voici, étalée sur les murs sous forme d’estampes.

 

Etienne Krähenbühl dans « Le temps s’emballe ».

Artisan de la fluidité, connu pour des sculptures bluffantes qui apprivoisent le mouvement, Etienne Krähenbühl est un explorateur-né. Sa longue collaboration avec le laboratoire de la mémoire des formes de l’EPFL a produit des œuvres, certaines monumentales, qu’un seul souffle arrache à l’immobilité. Les sculptures «Big Bang» (voir vidéos) au Château de Vullierens et devant le Art Lab de l’EPFL s’écoutent autant qu’elles se regardent.

(Ses recherches sur les matériaux sont à l’origine de toutes ses découvertes. Voir le beau documentaire «Un art qu’il faut toucher»).

Quant aux plastiques, ils se sont invités dans son travail de manière accidentelle lors d’un atelier d’impression avec le légendaire Roland Meyer. A la fin d’un repas, le maître invita l’élève à inclure un pot de yaourt en plastique dans l’estampe qu’il était en train de réaliser. Le voyage initiatique commençait.

«J’étais fasciné par la transparence et fluidité du plastique. C’est un matériau noble issu des énergies fossiles que la terre a pris des millions d’années à produire».

Il explique son projet dans «Le temps s’emballe».

Pendant un an, de septembre 2017 à septembre 2018, l’artiste a réalisé deux estampes (recto/verso) par jour à partir de la consommation quotidienne en plastiques alimentaires de son couple, 26 kilos au total.

«Je prenais conscience de l’énorme surface qu’occupe la consommation annuelle d’un seul ménage».

Etienne Krähenbühl décide alors d’intégrer dans ce travail un thème qui traverse son œuvre: le temps. Chaque jour, il interprétait la météo dans la couleur des encres utilisées, introduisant ainsi une référence au réchauffement climatique.

 

Plastiques Etienne Krähenbühl au CACY. © Claude Cortinovis CACY

Plastiques Etienne Krähenbühl (détail d’estampe). © Etienne Krähenbühl

Les 730 estampes qui tapissent l’ancienne halle aux grains de CACY (prononcer kaki) deviennent ainsi un appel visuel à l’omniprésence du plastique, un matériau aussi lisse qu’indestructible.

Le militantisme n’a pourtant jamais été une fin en soi pour l’artiste vaudois. A l’origine de ses prises de conscience se trouvent toujours des plongées savantes dans les sciences. L’artiste est un militant par ricochet: il nous aide à digérer l’insupportable à l’aide de son art, mais il n’en reste jamais là.

Une nouvelle collaboration avec Rudy Koopmans qui dirige le Plastics Innovation Competence Center (PICC), rattaché à la Haute école d’ingénierie et architecture de Fribourg, devra déboucher en mai 2020 sur «Le rêve d’Icare». Etienne Krähenbühl ne manque pas d’humour: sa sculpture sera réalisée avec … des plumes.  Plus précisément: avec un polymère issu de la biomasse organique que le laboratoire de Rudy Koopmans extrait de déchets de plumes. L’industrie des volailles en génère 800 mille tonnes chaque année, qui partent essentiellement en fumée. Une pierre trois coups: la science, l’écologie et l’art s’associent autour d’Icare.

Art & montagnes

La photo n’est pas en reste: l’édition haute en couleur du Festival de photographie ALT.+1000  qui vient de se terminer dans le Jura neuchâtelois – après quatre éditions à Rossinière dans le Pays d’Enhaut – participe de cette même dynamique d’éveil. Les images suffisent à elles-mêmes: la montagne, thème du festival, montre sa fragilité.

 «Je défends un art qui nous concerne et des artistes qui sont impliqués dans la société», explique Nathalie Herschdorfer, Directrice du Musée des beaux-arts du Locle après des années au Musée de l’Élysée – pendant lesquelles elle a organisé des expositions inoubliables. Le thème rabâché de la montagne majestueuse se plie à son regard. Elle a réalisé un travail de spéléologue dans les archives de Magnum, l’agence des photographes engagés, pour extraire les chemins de montagne empruntés par Werner Bischof, Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, parmi tant d’autres, et qui témoignent de l’appropriation de la montagne par l’homme (à voir jusqu’au 13 octobre au Locle).

«Même Martin Parr, qui montre comment l’homme se comporte, comment il consomme, a sa place dans cette forme de photographie engagée», précise la directrice, et d’ajouter, «Il n’y a pas si longtemps encore, les photographes parcouraient la planète pour découvrir des lieux qui n’étaient pas encore visités. A présent nous sommes en permanence sur internet. Lorsque les photographes n’ont plus le pouvoir de nous amener à découvrir, ils gardent celui de nous sensibiliser», nous prévient-elle.

Art & glaciers

Et qui dit montagne, dit glaciers. L’effet du réchauffement climatique est entré de plein pied dans ALT.+ 1000 avec le collectif Project pressure – Visualizing Climate Change, invité à présenter les œuvres de onze artistes à la Brévine. Fondé en 2008 par Klaus Thymann, le collectif mandate des photographes pour témoigner, à leur façon, de la disparition des glaciers. Mais -ô surprise!- la démarche est pleine de poésie, comme pour créer la nostalgie par la beauté, surtout celle de Noémie Goudal: devant une large photo d’un glacier en péril, elle suspend son duplicata dont l’image se dissout graduellement dans l’eau de pluie.

La directrice du Festival ALT.+1000, Nathalie Herschdorfer devant l’oeuvre de Noémie Goutal. © Michèle Laird.

Ni plaidoyer, ni procès, ces témoignages installent la photo dans un rôle plus efficace que celui des discours culpabilisants. Ces images décalées, souvent humoristiques et invariablement captivantes sont diablement efficaces pour secouer les consciences.

Dorénavant le festival Alt.+ 1000 aura lieu en alternance avec son partenaire le Festival Images de Vevey, qui n’a pas non plus la langue dans la poche lorsqu’il s’agit de donner la parole à la photo.

 

 

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