Comment l’Empire britannique a «créé» les Rohingyas

Publié le 1 octobre 2017

© DR

L’exode des musulmans Rohingya, causé par les violences de la terrible Tatmadaw, nom donné à l’armée birmane, ne semble pas ralentir. Des milliers de personnes fuient actuellement le pays à majorité bouddhiste vers le Bangladesh. Un demi-million de Rohingyas a déjà passé la frontière. Les origines de la haine, décryptées par Lauriane Simony.

Pourtant, il ne s’agit pas pour le gouvernement birman d’un «nettoyage ethnique», terme employé par Zeid Ra’ad Al Hussein, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme et repris depuis par le Président français Emmanuel Macron, mais d’une campagne de lutte antiterroriste qui vise à neutraliser la menace islamiste dont la Birmanie serait victime. L’attentat du 25 août, commis par l’Arakan Salvation Rohingya Army (ARSA) dans le nord du Rakhine, aurait ainsi justifié une telle campagne et, de fait, déclenché la crise actuelle.

Déni de citoyenneté

Aung San Suu Kyi, ministre des Affaires étrangères de Birmanie et leader de la démocratie sous la junte militaire, maintes fois sollicitée depuis le début de la crise, semble en minimiser l’ampleur. Dans une allocution télévisée à la nation le 19 septembre 2017, elle affirme rechercher les causes de cet exode massif. Elle appelle aussi au rapatriement des réfugiés vers la Birmanie, mais elle précise que les personnes souhaitant regagner leurs villages devront présenter des preuves de leur citoyenneté. Ce qui exclut donc les Rohingyas, apatrides, de toute possibilité de retour au pays.

L’État birman refuse en effet la citoyenneté aux Rohingyas depuis 1982 et ne reconnaît pas ce groupe comme originaire de Birmanie.

Amnesty International rappelle, dans son rapport sur la situation des Rohingyas en Birmanie, que ces derniers sont victimes depuis plusieurs décennies d’une discrimination systématique. Ainsi, ils ont toujours été considérés comme « étrangers» tant par le pouvoir central que par les autorités locales du Rakhine, et ont peu à peu été privés de tous leurs droits (accès à la propriété de la terre, à l’éducation, à la santé…).

Il faut cependant revenir à la période coloniale britannique pour comprendre les origines de cette haine.

La responsabilité de l’occupant britannique

L’arrivée des Britanniques en Birmanie au XIXe siècle, puis leur prise de contrôle de tout le territoire birman en 1886, bouleverse les relations entre les différents groupes ethniques du pays.

Afin de mieux régner, les Britanniques divisent volontairement les différentes ethnies, et privilégient certaines minorités par rapport à la majorité birmane (dite Bamar) en favorisant notamment l’accès de certaines populations chrétiennes ou provenant du reste de l’Inde britannique à l’administration coloniale. Jusqu’au début du XXe siècle par exemple, les professions d’élite telles que juriste ou médecin sont occupées quasi exclusivement par des Indiens, ce qui attise durablement la jalousie des Bamars: l’idée d’une «supériorité indienne», instaurée par les Britanniques, explique en partie la haine des Birmans envers les populations d’origine indienne telles que les habitants de l’Arakan (autre nom du Rakhine), pourtant très peu représentés dans ces postes prestigieux.

En outre, un régime spécial de gouvernance, officialisé par le Burma Act de 1935, est mis en place pour les minorités ethniques: tandis que la «Birmanie Ministérielle» (Ministerial Burma) est soumise au contrôle direct de la métropole, la «Birmanie des Frontières» (Frontier Areas), qui correspond aux zones géographiques où les minorités ethniques sont plus nombreuses que les Birmans – et dont l’Arakan fait partie – est gouvernée de manière indirecte. Les chefs des différentes ethnies jouent le rôle de relais de l’autorité coloniale sur le terrain et bénéficient donc d’un certain degré d’autonomie au niveau local.

Un officier britannique et ses aides indiens, sur la route de Meiktila, 29 mars 1945, Birmanie (Myanmar). © Imperial War Museum/Wikimedia

La Seconde Guerre mondiale et l’invasion de la Birmanie par les Japonais en 1942 confirment la donne: soucieuses de ne pas se retrouver soumises au contrôle de la majorité Bamar si le pays obtient son indépendance, plusieurs minorités ethniques restent fidèles aux Britanniques tandis que les autorités nationalistes birmanes s’allient aux Japonais pour chasser l’occupant britannique.

L’État du Rakhine illustre ces divisions au sein de la société birmane: les Rakhines bouddhistes accueillent favorablement l’arrivée des Japonais dans le pays en 1942, tandis que les populations musulmanes, parmi lesquelles les Rohingyas, préfèrent soutenir les Britanniques, qui leur promettent de mettre en place une zone autonome musulmane au lendemain de la guerre. Mais les Japonais prennent le contrôle du pays et, victimes de représailles, les Rohingyas sont contraints de fuir vers l’Inde.

Lorsqu’ils regagnent la Birmanie en 1945, les Rohingyas sont dans une situation délicate. On leur reproche leur «trahison», dans un contexte où la rhétorique nationaliste prône l’union de tous les peuples du pays pour mettre fin au régime colonial, et une indépendance au sein d’une république unique. La tragédie de la partition de l’Inde survenue en 1947 – des millions de personnes sont contraintes de choisir entre l’Inde et le Pakistan nouvellement créé – devient un modèle à éviter à tout prix.

Accédant à l’indépendance en janvier 1948, l’«Union de Birmanie», nom donné à la jeune nation, cache cependant de profondes divisions entre les différentes ethnies qui constituent le pays.

Un processus de «birmanisation» de la société

Dès le début des années 1950, plusieurs minorités entrent en guerre contre le pouvoir central. Si les Rohingyas ne sont pas officiellement exclus de la citoyenneté birmane par la Constitution de la nouvelle République indépendante, ils sont considérés comme des «Indiens» et restent donc marginalisés au sein de la société.

Le Général Ne Win, qui prend le contrôle du pays en 1962 et instaure un régime militaire, lance une campagne de «birmanisation» de la société afin d’atténuer les spécificités des différentes ethnies: c’est l’identité bamar, incarnée notamment par la langue birmane et la religion bouddhiste, qui devient de plus en plus associée à l’identité nationale.

Les minorités ethniques sont discriminées dans l’accès à la propriété par exemple, mais ce sont les populations d’origine indienne telles que les Rohingyas qui sont les plus touchées, leur origine rappelant aux Birmans les faveurs qu’elles avaient obtenues à la période coloniale.

Les années 1970 marquent l’apogée des discriminations envers les Rohingyas: le Général Ne Win intensifie sa campagne de «birmanisation» en faisant de la lutte contre les étrangers une priorité de l’État. En parallèle, l’indépendance du Bangladesh en 1971 et les violences qui l’accompagnent incitent de nombreux Bangladais à se réfugier en Arakan. Les Rohingyas sont alors plus que jamais amalgamés avec les Bangladais et, considérés comme des étrangers, ils deviennent la cible première de la campagne de Ne Win.

La loi sur la citoyenneté de 1982 confirme ainsi une situation déjà bien en place: elle fixe un chiffre officiel de minorités ethniques (135) et exclut durablement les Rohingyas du monde birman. Cette loi instaure également un certificat d’enregistrement pour les étrangers (Foreigner Registration Certificate) qui octroie une forme de statut officiel aux non-citoyens de Birmanie, tout en les excluant des affaires du pays. Les Rohingyas sont ainsi privés du droit de vote. Or, les autorités birmanes rechignent à délivrer ces certificats aux Rohingyas qui, au fil des générations, se retrouvent dépourvus de papiers prouvant leur identité et leur lieu de résidence.

Une solution qui tarde à venir

Aujourd’hui, bien que les recherches menées par l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) aient montré qu’une grande partie des familles Rohingya sont présentes sur le sol birman depuis au moins deux générations, la minorité musulmane est plus que jamais perçue comme «étrangère» à la Birmanie.

La société birmane reste majoritairement bouddhiste (entre 85 et 90 % de la population totale) et connaît depuis quelques années l’influence d’un mouvement bouddhiste nationaliste, incarné par la figure du moine extrémiste U Wirathu, qui répand la peur d’une menace islamique parmi la population birmane et cristallise les sentiments de haine envers les Rohingyas.

«Le vénérable W», de Barbet Schroede, Films du Losange, 2017.

A l’intérieur de cet état fragile, sous gouvernement civil depuis 2011 seulement, les Rohingyas semblent servir de boucs émissaires: selon la rhétorique du gouvernement, la population birmane doit s’unir face à un ennemi commun, le «terrorisme musulman», incarné sur leur sol par les Rohingyas.

Pour les autres minorités ethniques, pourtant loin de jouir des mêmes droits que la majorité birmane, il paraît essentiel de prouver son appartenance à la Birmanie en marquant son opposition à cet ennemi intérieur. Ainsi, les Rakhines, habitants de l’État Rakhine majoritairement bouddhistes, sont parmi les premiers à exprimer leur désir d’expulser les Rohingyas de Birmanie. Ils qualifient les Rohingyas de «Bengalis» pour les associer au Bangladesh voisin et donc les exclure du champ national.

Malgré plusieurs crises au cours de ces dernières décennies (la précédente date d’octobre 2016), il aura fallu attendre l’exode de 2017, d’une ampleur extraordinaire, pour que les pays occidentaux commencent à s’inquiéter réellement du sort des Rohingyas. Avant fin 2010, date à laquelle la Birmanie passe sous gouvernement civil, la fermeture du pays et l’absence de presse d’opposition participent à la méconnaissance de cette minorité persécutée.

Encore aujourd’hui, la mission indépendante de l’ONU, chargée d’enquêter sur les abus de l’armée birmane dans le Rakhine, peine à accéder aux zones touchées et se heurte à l’absence de coopération des dirigeants birmans, qui se montrent très méfiants vis-à-vis de toute intervention extérieure.

Aung San Suu Kyi elle-même a montré sa réticence à nommer clairement les «Rohingyas», laissant à penser que les dirigeants birmans continueront malgré tout à exclure ces populations des réalités de leur pays.


L’article original sur The Conversation France


Précédemment dans Bon pour la tête

«Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme», par Anna Lietti (en libre accès)

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