Aventures africaines «woke»

Publié le 7 octobre 2022

© Sony Pictures

«The Woman King» de Gina Prince-Bythewood fait souffler un vent frais sur Hollywood en tant que premier film d'aventures réalisé par des femmes en Afrique. Tout n'est pas révolutionnaire dans ce film qui confronte un groupe d'amazones à des esclavagistes machistes, mais le plaisir de la nouveauté l'emporte.

La double révolution Black Lives Matter et MeToo est en cours dans l’industrie du divertissement et on ne voit pas bien ce qui pourrait l’arrêter… sinon bien sûr un insuccès répété. Raison de plus pour donner sa chance à une tentative originale comme celle-ci: au lieu d’une énième aventure africaine menée par des mâles blancs (on a pu aimer ça, mais les temps changent), une relecture du genre centrée cette fois sur la femme africaine. Dans le calcul des producteurs qui ont débloqué un budget conséquent de 50 millions, le moment était venu de s’engouffrer dans la brèche ouverte par les superhéros «woke» (éveillé aux nouvelles revendications égalitaires, donc) Wonder Woman et Black Panther. Le pari de ce nouveau film étant qu’il s’agit d’aventures historiques se jouant dans l’Afrique du XIXème siècle. Pas gagné d’avance!

Imaginé par deux Blanches, la comédienne Maria Bello et la scénariste Dana Stevens, mis en scène par une métisse, Gina Prince-Bythewood (Love & Basketball, Beyond the Lights), le film nous transporte au Royaume du Dahomey, l’actuel Bénin, vers 1820. Comme son voisin et concurrent d’Oyo (une partie de l’actuel Nigéria), cet Etat doit sa prospérité à la traite des esclaves. Mais des voix commencent à s’élever contre cette pratique barbare qui nuit tout autant au continent africain. A la cour du jeune roi Ghézo (John Boyega, de Star Wars) se trouvent les Agojié, une unité de guerrières d’élite – dont l’existence est historiquement attestée – menée par la générale Nanisca (Viola Davis). Ce sont elles qui vont faire évoluer les choses… même si ceci est déjà moins historique. Mais bon, il s’agit d’une fiction, située dans un contexte aussi complexe qu’inédit qu’il a donc bien fallu simplifier, comme nombre de péplums ou de films de cape et d’épée d’autrefois.

Pacte de croyance à réviser

L’essentiel du scénario suit un troisième personnage, Nawi (Thuso Mbedu), une jeune fille maltraitée dans sa famille qui s’enfuit pour devenir une Agojié. Plutôt fluette, elle va devoir s’entraîner dur et subir divers rites de passage jusqu’à se montrer digne de cet honneur. Mais lorsque des négriers portugais arrivent au palais, elle ne peut s’empêcher de se sentir attirée par le métis Malik, le second de l’impitoyable Santo Ferreira. Entre intrigues politiques, combats contre d’autres tribus et cette attirance interdite, Nawi parviendra-t-elle à choisir sa voie, d’autant plus que son lien avec Nadisca pourrait bien être plus profond qu’elle ne le pensait?

On l’aura deviné, le film hésite entre la nouveauté et de vieilles recettes passablement éculées. En fait, il y a du bon et du moins bon des deux côtés. Par exemple, il vaut mieux ne pas trop se soucier de strict réalisme dès le premier affrontement, qui voit ces femmes l’emporter sur une armée de brutes épaisses. Mais une fois le fameux «pacte de croyance» passé, on suit avec un réel plaisir les différents fils d’un récit classique bien construit et rondement mené. Les décors naturels, mais également du palais et du port, sont superbes, la photo signée Polly Morgan carrément somptueuse. Seule la musique de Terence Blanchard, le vieux complice de Spike Lee, déçoit en devenant trop envahissante. On pense au Dernier des Mohicans de Michael Mann, à Braveheart et Apocalypto de Mel Gibson, l’ivresse de la violence en moins.

Côté acteurs, une relative déception vient de la grande Viola Davis, à la dureté trop monocorde. Et si la jeune Thuso Mbedu reste un peu tendre malgré tout son entraînement, les autres principales Agojié, aux physiques plus originaux, sont très convaincantes. Quant à John Boyega, il campe avec une certaine abnégation ce roi dépeint ici sans doute plus faible et hésitant que dans la réalité: Ghézo régna tout de même quarante ans en bon polygame et sans jamais renoncer à la traite des esclaves…

L’histoire réactualisée

Encore une fois, il s’agit donc clairement d’une relecture de l’histoire à des fins actuelles. Mais c’est précisément là, jusque dans ses faiblesse criantes, que se situe le principal intérêt du film. Pour l’essentiel, on ne peut bien sûr qu’applaudir à ce combat contre le commerce des esclaves qui se double d’une défiance devant l’influence corruptrice de l’homme blanc – ce d’autant plus que les conflits interafricains ne sont pas ignorés pour autant. Idem pour la dénonciation d’une violence machiste qui s’accompagne d’une véritable culture du viol: les portraits de femmes, au moins, sont contrastés, entre villageoises soumises, l’intrigante favorite du roi (très glamour) et les fières amazones Agojié.

Par contre, il en découle un certain nombre de problèmes non résolus. L’histoire d’amour obligée en devient particulièrement impossible, entre l’aspirante amazone et le métis tiraillé. Le seul corps érotisé est celui de Malik, bodybuildé et bien d’aujourd’hui. Quant au regard d’adieu de ces chastes amoureux, il ne recèlera qu’un espoir de pure convention. En fait, c’est toute la sexualité qui se retrouve ici balayée sous le tapis, le soupçon de lesbianisme parmi cette caste de fières guerrières étant apparemment impensable. Seul reste le viol (et la suggestion de la polygamie royale), ce qui n’offre guère de perspectives pour des relations de confiance et de libre consentement…

Confection plutôt habile mais aussi par trop calculée, The Woman King manque donc au final singulièrement de profondeur. Mais en attendant que les nouvelles tendances sociétales infusent pour aboutir sur des fictions plus convaincantes, voire de vrais films d’auteurs, on peut tout de même apprécier ce premier pas dans une histoire africaine restée quasiment vierge jusqu’ici. Et qui sait, peut-être que Hollywood finira même par nous envoyer un de ces jours un film intitulé The Man Queen?


«The Woman King», de Gina Prince-Bythewood (Etats-Unis, 2022), avec Viola Davis, Thuso Mbedu, Lashana Lynch, Sheila Atim, John Boyega, Jordan Bolger, Hero Fiennes Tiffin. 2h15

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