Publié le 28 mai 2021
Le 17 et le 18 mai, des milliers de migrants illégaux ont pénétré dans l’enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc. Pions malheureux d’une guéguerre diplomatique entre Rabat et Madrid, ils ont pour la plupart été rapidement expulsés. Ceux qui sont restés, dont des centaines de mineurs, errent dans les rues de la ville, rêvant d’une vie meilleure. Le quotidien espagnol «El Pais» leur a donné la parole.

Entre 8000 et 9000 migrants sont arrivés au début de la semaine dernière dans l’enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc. Les images sont passées en boucle sur nos chaînes de télévision. Cette arrivée massive et soudaine a sans doute été provoquée par un relâchement volontaire de la vigilance des forces de sécurité marocaines, en représailles à l’hospitalisation en Espagne de Brahim Ghali, le leader du Front Polisario atteint par le Covid-19. Le Maroc et le Front Polisario sont en conflit depuis des années au sujet du Sahara occidental.

Pions d’un bras de fer diplomatique entre Rabat et Madrid, les migrants arrivés à Ceuta ont été pour la plupart renvoyés vers le Maroc. Qu’advient-il des autres – dont de nombreux mineurs –, ceux qui se cachent parmi les blocs de béton des jetées, dans les bois ou même dans les canalisations de la ville, dans l’espoir d’atteindre l’Eldorado européen? Maria Martin, du quotidien espagnol El Pais, leur a donné la parole.    

L’éternel espoir d’une vie meilleure

Bilal, 19 ans, et Yawad, 17 ans, passent l’après-midi accroupis dans une sombre canalisation de moins d’un demi-mètre de haut, pleine d’algues et de déchets, qui déverse les eaux du fleuve sur la plage de Benitez. Ils viennent de Martil, une ville située à 40 kilomètres de Ceuta, et ils ont traversé la frontière à la nage. Malgré la situation dans laquelle ils se trouvent, ils restent convaincus qu’ils auront une vie meilleure de ce côté-ci de la frontière.

«Je travaille depuis l’âge de 13 ans sur des chantiers, et partout où je trouve du travail, pour aider ma famille mais notre condition ne s’améliore pas, explique Bilal. Mes patrons ne me donnent jamais tout l’argent qu’ils me doivent, ils me font travailler le double des heures qu’ils me paient.» Yawad, lui, raconte qu’il travaille depuis qu’il est enfant, pour cinq euros par jour, ce qui ne lui suffit pas pour manger à sa faim. Son dernier emploi, il l’a occupé dans une cafétéria qui a fait faillite à cause de la pandémie. Après plus d’un an sans revenu, il a pensé qu’une solution s’offrait enfin à lui grâce au chaos qui s’est produit à la frontière. Il rêve de traverser à la nage jusqu’en Espagne, mais pour l’instant il attend que les choses se calment et que la police cesse de les pourchasser. «Je vis mieux ici, même dans la rue, qu’au Maroc. Je préférerais être mangé par les poissons plutôt que d’y retourner…»

La peur du renvoi au Maroc

Mohamed rejoint ses compatriotes dans la canalisation et partage avec eux un sandwich de tortilla et de tomates fraîches. Il a 14 ans et pour seuls biens deux sacs en plastique contenant un oreiller et quelques vêtements. Il raconte que cela fait des années qu’il va d’un endroit à l’autre, mendiant et dormant dans la rue ou dans des lits de fortune. «Au Maroc, en mendiant tu gagnes à peine 2,50 euros en deux jours. Ici, tu peux avoir 15 euros. Les gens sont très gentils et nous donnent des vêtements et de la nourriture.» Anissa, une Espagnole qui l’aide à Ceuta, essaie de convaincre Mohamed de se rendre à l’entrepôt où les mineurs sont identifiés avant d’être orientés vers un centre d’accueil, mais il ne veut pas en entendre parler. «Il a peur qu’on le renvoie au Maroc», se désole la femme.

Un autre garçon s’approche en boitant. Il a une plaie au nez et porte un pantalon de survêtement gris de boue après avoir dormi plusieurs nuits dans les bois. «C’est la première fois que je me retrouve à la rue. Le premier jour a été affreux, j’avais trop froid. Maintenant, j’ai des couvertures, un oreiller et un drap.» Il s’appelle Bilal, il a 15 ans et il est le fils d’un ouvrier et d’une femme au foyer de Tétouan, à 40 kilomètres d’ici. Ses parents croient qu’il vit dans un refuge et qu’il va bien. «Ma mère veut que je rentre, mais mon père dit que je dois rester pour avoir une vie meilleure. Je me sens mal d’être loin d’eux, mais au Maroc, je n’ai pas d’avenir. »

Lui non plus ne veut pas aller dans l’entrepôt où les autorités espagnoles ont rassemblé des centaines d’enfants. Des rumeurs concernant ce complexe, où une multitude de mineurs ont été entassés et ont dû faire leurs besoins sur le sol, circulent. Bilal raconte qu’il erre depuis une semaine, qu’il est épuisé. «Nous étions cinq, mais la police nous a attrapés alors que nous dormions dans des buissons et menottés. Quand ils ont vu que j’étais mineur, ils m’ont laissé partir. Ils ont emmené les autres.»

Après des milliers de renvois au Maroc en quelques jours, les autorités marocaines ont commencé à vérifier plus drastiquement que ceux qui rentrent, volontairement ou non, sont bien arrivés dans la cohue de la semaine dernière. Les autorités espagnoles supposent donc que les expulsions vont devenir plus difficiles administrativement et que leur rythme va ralentir.

Ni accueillis ni expulsés

D’après le quotidien français Le Figaro du 22 mai, «parmi les quelque 8000 migrants qui ont traversé la frontière hispano-marocaine le 17 et le 18 mai dernier, il y aurait entre 2000 et 3000 mineurs, selon l’exécutif espagnol. Si les adultes ont été rapidement reconduits à la frontière, les plus jeunes se retrouvent coincés dans les limbes migratoires, ni accueillis, ni expulsés. (…) Des parents affolés relaient des avis de recherche sur les réseaux sociaux pour tenter de retrouver leur enfant. Mais le protocole en vigueur dans l’enclave espagnole empêche tout retour à chaud pour les mineurs voyageant seuls. L’expulsion doit être avant tout discutée avec les parents, sur consentement de l’enfant et s’il est prouvé que la situation sur place le permet. « La priorité de la ville est de retrouver les parents et une hotline a été ouverte qui a reçu plus de 4400 appels en 24 heures », a déclaré María Isabel, membre du gouvernement autonome de Ceuta.»

Mais même lorsque cette crise ponctuelle dans l’enclave espagnole sera − plus ou moins − résolue, la question des migrations africaines continuera de hanter les préoccupations des Européens.  

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