Les sphinx de Karnak délocalisés au Caire, une erreur monumentale?

Publié le 13 mai 2020
Quatre sphinx criocéphales déboulonnés de leur temple à Thèbes attendent d'être posés place Tahrir, scène cairote de la révolte de 2011. Une manière pour les autorités d’effacer toute trace de l’histoire contemporaine, explique un expert au quotidien «The Guardian». Qui témoigne de la montée d’un front d’opposition contre cette espèce d’auto-spoliation de biens culturels.

Un corps de lion et une tête de bélier. La fabuleuse créature symbolise, dans l’Egypte ancienne, le dieu Amon-Re et ses super-pouvoirs mêlant force physique et énergie fécondante. C’est une allée de sphinx criocéphales que parcourt, bouche bée, le visiteur à l’entrée du temple de Karnak, à Thèbes, en Haute-Egypte.

Mais voilà que, comme le rapporte le quotidien britannique The Guardian, quatre sphinx manquent à l’appel. Déboulonnés de leur socle millénaire pour aller servir de décor urbain au Caire. Destination, place Tahrir, où ils seront exposés en compagnie d’une autre pièce monumentale délocalisée: un obélisque en granit rose de 90 tonnes, période Ramsès II. Les géants de pierre sont déjà arrivés à destination, ils attendent, dans des caisses en bois, leur mise en place au milieu du carrefour le plus bruyant et le plus pollué du pays.

«Quand on va dans les capitales européennes comme Rome, Paris ou Londres, et même à Washington, on voit des obélisques décorant les places les plus touristiques: pourquoi ne ferions-nous pas de même?» plaide le ministre des antiquités, Khaled El-Enany dans le quotidien Al-Ahram. L’argument a de quoi étonner quand on connaît le débat actuel sur la spoliation des biens culturels.

Il ne convainc en tous cas pas le front d’opposition qui s’est constitué contre ce transfert, et qui fait entendre sa voix: l’égyptologue Monica Hanna explique au Guardian que le déplacement des sphinx dans l’épicentre de la pollution cairote «met en danger les statues elles-mêmes et constitue une atteinte à l’intégrité historique du temple de Karnak.» D’une certaine manière, le gouvernement égyptien serait en train de commettre une auto-spoliation de biens culturels. Le Arab Regional Center for World Heritage, membre de l’UNESCO, se joint à la protestation. Une plainte a même été lancée par des opposants contre le premier ministre et le ministre des antiquités.

Mais c’est Rabab El Mahdi, professeur associé de sciences politiques à l’Université américaine du Caire, qui livre la clé politique de cette atteinte des nouveaux maîtres de l’Egypte à leur propre héritage: l’arrivée de ces monuments historiques, dit-il au Guardian, «participe de l’effort des autorités pour effacer l’histoire contemporaine.»

La place Tahrir, rappelle-t-il, a été la scène d’un soulèvement populaire historique en 2011. Pour des milliers de Cairotes, c’est un lieu chargé d’une mémoire forte, dont le nouveau président Abdel Fatah Al-Sisi s’efforce d’éliminer les traces. Déjà, les graffitis et peintures murales ont disparu et l’entrée d’un parking a mangé un coin de la place. L’érection de l’obélisque et la mise ne place des sphinx est un geste de très mauvais goût, conclut Rabab El Mahdi: «C’est un manque de respect pour les vivants qui ont été témoins de la révolution et la considèrent comme une page d’histoire contemporaine. Et un manque de respect pour les morts, antiquités incluses.»


Pour lire l’article de The Guardian, c’est ici

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