Notre besoin de toucher et de sentir restera inconsolable

Publié le 7 mai 2020

Les horizons qui se dessinent devant les imaginatifs paraissent infinis. Qu’ils soient sans ombre et sans odeurs, ne contrariera que les passéistes sensibles au grain d’une peau. – René Magritte, Les Amants I, Paris, 1928.

Nous l’avons rêvé comme une grande fête où tout le monde tombera dans les bras de tout le monde. La levée du confinement risque, au contraire, de nous confronter aux évitements et précautions corporelles, qui influenceront notre façon de concevoir nos relations sentimentales et de vivre notre sexualité.

La syphilis postiche, comme nous le rappelle Guido Ceronetti dans son inclassable ouvrage Le silence du corps, s’appliquait autrefois, tel un grain de beauté artificiel, sur les parties intimes du corps – le pénis ou la vulve – pour mesurer la ferveur de l’amant ou de la maitresse. On l’enlevait ensuite, une fois vérifié qu’on ne nous résistait pas indépendamment du danger majeur de la contamination. Sinon, on le laissait pour garantir des frissons supplémentaires à nos ébats. Difficile d’imaginer les plaisantins les plus effrontés recourir à de pareilles expérimentations par ces temps où faire une bise à quelqu’un est devenu un acte hautement subversif. Si les sondages publiés par la presse s’accordent sur les difficultés liées à un confinement vécu en couple, qu’il soit confirmé ou débutant, les hypothèses concernant la reprise de la vie sexuelle par les célibataires prévoient tantôt un engouement pour les amours platoniques, tantôt une frénésie cyber-libidinale. La chair semble opportunément évacuée des scénarios de l’après-confinement.


Lire aussi: Monsieur et Madame confinés, par Isabelle Falconnier


A l’époque où Verlaine confiait d’avoir cherché dans une femme «un peu d’ombre et d’odeur», il faudra superposer la nôtre, qui nous fait espérer trouver dans le partenaire idéal un peu de réconfort et surtout beaucoup de prudence sanitaire. On aurait pourtant parié sur une fusion partouzarde des corps à la levée du confinement, sachant le désir s’alimenter du risque et du manque. Le Covid-19, bien plus vite que le Sida au moment de son apparition, nous incite à tempérer nos ardeurs et à brider nos fantasmes. L’odeur de l’autre, de celle ou de celui qui habite notre imaginaire d’autant plus sulfureux que jamais confronté au réel, ne s’impose plus comme un ingrédient indispensable de la vie érotique. Parce qu’elle demande à être recueillie tout près du corps, l’odeur de l’autre inspire en premier lieu une interrogation existentielle: cela vaut-il vraiment la peine de franchir la limite du raisonnable pour enfouir la tête dans son cou?

Autant dire que les abonnés de Tinder commencent à envisager une partie de jambes en l’air comme un acte engageant et ayant même un rapport avec le sens de la responsabilité. Ceux qui avaient pris l’habitude de fixer leur premier rendez-vous à 18 heures, pour enchaîner avec le suivant, prévu en fin de soirée, risquent de changer de stratégie: accorder sa confiance à l’autre exige du temps. De surcroît, désormais on veut bien admettre que chaque paire de seins disponible ne vaut pas forcément le risque de périr. Inutile par ailleurs de s’attarder sur des grands coutumiers de la séduction instantanée, alors que les romantiques s’interrogent aussi de leur côté. Une liaison épistolaire, un échange téléphonique, voire un rendez-vous par écrans interposés pour les plus audacieux, accompagné d’un envoi d’un bouquet de fleurs par Interflora ne suffiraient-ils pas? Du moins avant que la cristallisation n’ait lieu par le biais d’un support numérique, après quoi serait envisageable une période intermédiaire de rendez-vous en tête-à-tête mais respectant la règle de la distanciation sociale.

Serons-nous donc condamnés à une survie sans audace, sans fantaisie, sans élans passionnels et incontrôlables? Disons plutôt que la nature même des crimes passionnels semble changer, ce qui ne date pas de l’apparition du Covid-19 sous nos latitudes. Du fait que le sexe virtuel a tout du «vrai», témoigne le mieux la condamnation prononcée pour complicité d’agression à distance en France, le 13 janvier dernier. Et si l’explosion de revenge porn – le principal préjudice pouvant découler d’une relation interconnectée- témoignait, au contraire, d’une grande soif de l’humanité à vivre, encore et toujours, des transports amoureux dignes des dieux de l’Olympe? Suivant le courant prophylactique en vogue, il faudra alors au plus vite sensibiliser les intéressés au danger d’un viol par téléphone, lequel ne tardera sans doute pas à faire son apparition dans le code pénal.

En attendant, dès lors que le consentement ne souffle aucun doute, les idées pour compenser la présence sensible d’un corps désiré ne manquent pas. Entre les défis libertins à se lancer ou les jark-off instructions, comme on dit dans la nouvelle langue de l’amour, faisant référence aux instructions de masturbations, et la participation à la création d’un porno audio collaboratif à l’instar des membres du forum GoneWild Audio, chacun trouvera son chemin vers le septième ciel. Les horizons qui se dessinent devant les imaginatifs paraissent infinis. Qu’ils soient sans ombre et sans odeurs, ne contrariera que les passéistes sensibles au grain d’une peau.

Il y a 27% des Français qui passent leur confinement en solitaire. Il y a des jeunes qui apprivoisent à peine leur sexualité. Il y a ceux qui ont entamé leur réclusion en couple et la terminent en solo. C’est d’eux, de leur reflexes, de leurs appréhensions, ou de leur courage, que dépendra l’art et la manière de séduire et d’aimer dans les mois, sinon dans les années, d’après le passage du coronavirus. Il serait heureux qu’ils voient dans l’autre non un danger, mais plutôt une utopie.

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