Derrière les grands plasticiens, des petites mains uberexploitées

Publié le 10 juin 2019
Plus l’art se fait conceptuel, moins les artistes y mettent la main, plus le rôle de leurs aides s'accroît. Mais sans la reconnaissance ni la rétribution. Le magazine «Mouvement» a recueilli le témoignage de quelques-uns de ces «assistants d'artistes», jeunes, motivés, ultraflexibles et mégadociles, agents idéaux d’une scène de l’art transformée en industrie globalisée. Une saine lecture à la veille de l’ouverture d’Art Basel, rendez-vous majeur du marché de l'art*.

Bien sûr, «Michel-Ange n’a pas peint la chapelle Sixtine en solo»: les grands artistes ont toujours été entourés de petites mains. Mais avec le pop art puis le développement de l’art conceptuel, le rôle de ces dernières n’a cessé de croître: «De nombreux artistes ont carrément cessé de toucher à leurs œuvres», tandis qu’avec «les moyens colossaux» mobilisés pour certaines expositions, ils n’ont jamais été aussi entourés. C’est la constatation introductive de Julie Ackermann dans une excellente enquête* qu’elle signe pour Mouvement, «magazine culturel indisciplinaire» français.

L’article nous emmène à la rencontre de quelques «assistants d’artiste» qui, en termes pudiques et sous strict couvert d’anonymat, racontent la face cachée d’une scène artistique transformée en industrie globalisée: jeunes, enthousiastes, aussi flexibles que mal payés, ils en sont en quelque sorte les agents uberisés. Très réticents à se plaindre et insistant sur «la chance» qui leur est donnée d’entrer de plein pied dans un milieu aussi fermé, ils finissent pourtant par dire leur frustration. Comme Marco: «Quand je vois qu’une œuvre est vendue 800’000 euros et que je suis payé 800 euros pour l’avoir conçue de bout en bout, je me dis que ce n’est pas normal.»

C’est l’élément le plus frappant de ces témoignages: on comprend à quel point, quoique sous-payé, le rôle d’assistant d’artiste dépasse celui du simple exécutant. Martin a travaillé pour un «plasticien français», qui traversait un moment «particulièrement fragile» – manque de chance- précisément à la veille d’une grande exposition: le jeune assistant lui a carrément sauvé la mise, en lui fournissait des propositions (dessins, prototypes) sur lesquels l’artiste «intervenait ensuite pour se les réapproprier.»

Cela s’appelle – au moins – de la co-création. Quand cette participation artistique ne se double pas d’un rôle de «soutien affectif» et de secrétariat à domicile. Pourtant, les doubles d’artistes restent dans l’ombre: leur nom n’est mentionné nulle part. «Lors du vernissage, j’ai été complètement mise à l’écart», raconte Hélène, qui s’était carrément substituée à une artiste aux abonnés absents pour la préparation d’une grande expo.

Ce mensonge par omission est pourtant considéré comme normal dans le milieu: il y est admis que l’artiste est «une marque», au service de laquelle travaillent une multitude de gens. Comme dans la mode, en somme. Sauf que: dans la mode, le rôle des stylistes est reconnu, aux côtés de celui du directeur artistique. Alors que «dans l’art contemporain, le mythe de l’artiste solitaire est particulièrement tenace», souligne Julie Ackermann. Et l’inégalité des rétributions aussi. 

La journaliste conclut: «Motivé, ultraflexible, précaire, autonome mais pluridépendant, l’assistant d’artiste […] est l’agent dont rêve le néolibéralisme.»


*Art Basel ouvrira ses portes les 11 et 13 juin (respectivement aux collectionneurs et au public).


L’article original, Les doubles de l’artiste, par Julie Ackermann, a été publié dans Mouvement, mai-juin 2019.


 

 

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