Des fables de la modernité s’emparent de Genève

Publié le 6 août 2018
Le collectif d’art russe AES+F investit le Musée d’art et d’histoire de Genève avec ses allégories féroces. L’œuvre du collectif d’art vidéo saccage depuis 30 ans les codes de l’art occidental tout en y puisant d’une manière éhontée. Dans un langage visuel qui frise le kitch, les grandes fresques mouvantes se lisent comme des commentaires érudits ou une critique sauvage de nos valeurs. Le résultat est déroutant, ambigu et fascinant.

Le Musée d’art et d’histoire de Genève se transforme en cour des miracles des temps modernes pour recevoir Theatrum Mundi (le théâtre du monde), l’expression collective de quatre artistes multimédia qui travaillent et vivent à Moscou.  

Rétrofuturisme

Réalisées sur une période de 10 ans, les vidéos projetées sur écrans géants dans les salles palatines du musée genevois, campées parmi des sculptures et collages digitaux du même collectif, ont apporté la reconnaissance internationale à l’AES+F (les initiales des fondateurs, dont une femme), car elles brouillent les pistes de l’art contemporain avec une imagerie rétrofuturiste et une stylisation à la Instagram.

D’où une efficacité artistique retenue par des institutions aussi prestigieuses que le Moderna Museet (Stockholm), la Tate Britain (London), le MAXXI and MACRO Future (Rome), le Centre Pompidou (Paris) et le Museo Thyssen-Bornemisza (Madrid).

 

AES+F, Inverso Mundus (Le monde à l’envers), 2015, still du film de 38′

Inverso Mundus, une vidéo grandiose qui fut un événement à la Biennale de Venise en 2015, Last Riot, présenté à Venise en 2007, Allegoria Sacra et le collage numérique The Feast of Trimalchio, se regardent comme des commentaires troublants de la société contemporaine. L’oeuvre rappelle cependant le faste et le foisonnement de l’univers du primitif flamand Hieronymus Bosch retravaillé dans des plans glacés et glaçants dignes de Stanley Kubrick. La saturation musicale dans un bain de Bellini, Liszt, Mozart, Ravel, Wagner et Tchaïkovski ajoute un côté mystique à la succession d »étranges images.

« C’est un miroir de notre réalité, qu’il s’agisse de notre réalité «réelle», d’une réalité virtuelle ou d’une réalité rêvée. » Tatiana Arzamasova, AES+F

AES+F, Inverso Mundus (Le monde à l’envers), 2015, still d’un film de 38’ d’une grande puissance énigmatique qui illustre les rapports de force inversés.

Paradis perdus

Les thématiques abordées par AES+F n’ont pas de limites, on y parle de religion chrétienne avec son iconographie arcane (Saint Sébastien), du rapport ambigu à la migration (le beau nègre), de la société de déchets sous un urbanisme aseptisé, de l’emprise de la violence dans les jeux vidéo, de la hiérarchie des rapports de force, le tout dans un symbolisme à outrance et une imagerie léchée.

 

AES+F, Last Riot (la dernière révolte), un constat acerbe sur la perception détournée de la réalité dans un monde virtualisé, surtout chez les jeunes.

Les références multiples à l’art classique et à la mythologie (La Pietà de Michel-Ange, les trois grâces, le mythe du centaure, l’Allegoria sacra de Bellini ) exhalent un parfum de paradis perdu, tout comme le répulsif bestiaire fantasmagorique qui émerge de la nuit des temps dans Inverso Mundus. Le cocktail pourrait paraître simpliste, mais la luxuriance des images au ralenti est totalement captivante.

« C’est là le secret du langage visuel: se souvenir des choses dont nous n’avons pas conscience. » Evgeny Svyatsky, AES+F
.

Clés de l’AES+F

En posant un regard sur les clichés de la culture contemporaine pop avec les clés et références de l’ancienne, les œuvres protéiformes du collectif reposent sur un langage artistique et une esthétique singuliers :

  • La sublimation de l’imagerie contemporaine par le mouvement au ralenti, à mi-chemin entre la photo et la vidéo. 
  • Des visages sans expression, sans émotion, sans humanité, sculptés par la lumière, beaux, efficaces. 
  • Une iconographie futuriste 3D glamour, toujours à deux doigts de l’excès. 
  • La beauté des contrastes entre noirs et blancs, entre jeunes et vieux, entre ciel et mer, entre le monde animal et l’homme, entre sexes. 
  • Une narration romancée des luttes entre les classes, entre la femme et l’homme, entre le réel et le fantasme, entre la violence et la sérénité, entre l’état de grâce et l’accident. 

« Nous essayons de donner au public des images très théâtrales et surréalistes de notre monde, dans lequel il est difficile de différencier la réalité de la virtualité. Il s’agit d’une réflexion sur le futur du monde. » Lev Evzovich, AES+F

AES+F, L’Allégorie sacrée, 2011-2013, un monde toujours en attente, comme dans les aéroports.

L’ultra-sophistication méconnue de la Russie

Le plus frappant dans cette oeuvre est la découverte d’une ultra-sophistication issue de l’art contemporain russe qui contraste avec l’image vieillotte qui se dégage encore de la culture en Russie. L’AES+F maîtrise les nouvelles technologies au point d’inventer une forme d’immersion visuelle totale et de transformer l’art en spectacle. 

Teinté d’un esthétisme baroque, ce grand fourre-tout laisse perplexe, mais il séduit car l’exagération flirte avec une critique de la surabondance occidentale. L’observation est minutieuse et l’hyperréalisme resplendit sur les immenses écrans du MAH. Theatrum Mundi, c’est du grand théâtre, sans qu’un seul mot ne soit prononcé.

Les citations sont extraites d’un entretien avec 3 des 4 membres du collectif AES+F réalisé par Maureen Marozeau pour le blog du musée :

« Nous ne sommes pas quatre mais un seul artiste. AES+F est un individu, tout comme n’importe quel artiste solo. Quatre corps et une synergie d’esprits. Cela nous donne une idée du futur, avec la téléportation, où les corps et les esprits finiront par se fusionner grâce à l’intelligence artificielle. Nous sommes le premier artiste mutant du futur. » Evgeny Svyatsky, AES+F

Jusqu’au 7 octobre 2018


Musée d’art et d’histoire de Genève

AES+F

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

Respirer une fois sur deux avec Alain Huck

C’est une des plus belles expositions en Suisse cet été, à voir jusqu’au 9 septembre au Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) de Lausanne. Alain Huck propose une promenade dimensionnelle à travers les mots et la pensée. Miroir d’un état du monde terrifiant, son œuvre est néanmoins traversée de tendresse, histoire (...)

Michèle Laird
Culture

L’art jubilatoire et jaculatoire d’Armand Avril

A 99 ans, l’artiste lyonnais expose ses nouvelles créations à la galerie RichterBuxtorf de Lausanne. Des chats et des chattes, et aussi des palmiers à la forme sans équivoque. Diverses techniques sont utilisées – peinture, collages, encre… – et les supports sont d’anciens sacs de farine ou des pages de (...)

Patrick Morier-Genoud
HistoireAccès libre

Le Titanic redonne vie à une part de notre histoire

A Lausanne, l’exposition «Titanic – De vrais objets, de vraies histoires» invite les visiteurs à embarquer sur le paquebot légendaire, depuis le 27 septembre 2024. On peut y découvrir 200 objets remontés du site de l’épave, accompagnés de reconstitutions d’espaces emblématiques comme le Grand Escalier ou les cabines. Sur les (...)

Lena Rey
CultureAccès libre

Vevey Images, images de Vevey

Au café «Le Bout-du-Monde», il ne reste plus qu’un croque-monsieur à la carte. Va pour le croque jambon-fromage-oignon, et une bière blonde. Une dame visiblement solitaire cherche à entamer la conversation. «Vous êtes architecte? Médecin?» Rien de tout cela, madame: retraité. «Oui, mais avant?» J’hésite à décliner mon état d’ex-journaliste, (...)

Jean-Claude Péclet
CultureAccès libre

Jean Frémon, vendeur d’art

«Probité de l’image», recueil de vingt-huit textes rédigés entre 1991 et 2022 pour des catalogues par le directeur de la galerie Lelong, sise rue de Téhéran à Paris, c’est-à-dire l’ancienne et fameuse galerie Maeght, nous livre un riche et précieux témoignage des rencontres infiniment variées de Jean Frémon (1946) avec (...)

Yves Tenret
Culture

L’enfance célébrée

Si la Fondation Gianadda nous a habitués depuis plus de quarante ans à des expositions magnifiques, celle-ci est exceptionnelle. «Anker et l’enfance» met en scène les œuvres majeures du peintre suisse à travers un hymne aux enfants. Bel hommage à Léonard Gianadda, décédé en fin d’année dernière, qui a préservé (...)

Loris Salvatore Musumeci
Culture

L’économie est trop importante pour la laisser aux économistes

Des voix se sont élevées pour dire que les manifestations dans les universités de ces dernières semaines étaient déplacées, car dans nos hautes-écoles on ne devrait pas prendre position. Or cette idée est à la fois utopique et stérile. D’une part, les recherches universitaires sont forcément le fruit d’un positionnement, (...)

Boas Erez
CultureAccès libre

Christian Marclay: «L’art a besoin d’un public pour exister»

De passage à Lausanne pour vernir une exposition à Photo Elysée sur le thème du photomaton, l’artiste Christian Marclay nous parle de sa pratique artistique dans le cadre de la célébration des 100 ans du surréalisme. Plus proche du dadaïsme de Marcel Duchamp que du surréalisme d’André Breton, il nous (...)

Michèle Laird
Culture

Dominique Goblet, un livre envoûtant et une exposition à Bâle

«Le Jardin des Candidats» de Dominique Goblet et Kai Pfeiffer est un livre grand format où se croisent bande dessinée et art contemporain, céramiques, sculptures, ready-mades, aquarelles et strips narratifs, dans une totale liberté de ton. Ouvrage d’une grande invention offrant des dessins de jardins, de trous dans ces jardins, (...)

Yves Tenret
CultureAccès libre

Nicolas de Staël, la lumière vorace

Le mythe a fait disparaître l’homme. Dans une exposition tout en finesse, la Fondation de l’Hermitage à Lausanne offre un regard nouveau sur Nicolas de Staël, l’artiste majeur du XXème siècle le moins bien compris. Traversées de lumière naturelle dans un cadre intimiste, ses œuvres renaissent et nous rapprochent d’un (...)

Michèle Laird
CultureAccès libre

L’art, une arme contre la destruction de l’Amazonie

Photo Elysée présente «Broken Spectre» jusqu’au 25 février, une œuvre d’art engagé grandiose de l’artiste irlandais Richard Mosse (1980). L’expérience immersive narre la destruction en «live» du poumon de la planète. Aux images d’une nature intense à l’état pur, l’artiste oppose le carnage environnemental encore autorisé du temps de Bolsonaro.

Michèle Laird
Culture

Mark Rothko, la peinture-miroir

La Fondation Louis Vuitton présente une rétrospective Rothko de plus de cent œuvres, réparties chronologiquement dans tous les espaces du lieu. L’occasion de revenir sur la vie et la carrière d’un artiste, au-delà des tableaux abstraits géométriques, bien connus mais parfois trop survolés. Rothko, par la couleur et la géométrie, (...)

Marie Céhère
CultureAccès libre

Marisa Cornejo, un art inclusif en faveur de la mémoire chilienne

Elle est une figure de la vie artistique romande. Exposée à New York en ce mois de septembre, elle vient de recevoir une invitation du ministère de la Culture de son pays natal, lequel veut faire entrer une de ses œuvres dans sa collection nationale. Son travail est visible jusqu’à (...)

Emmanuel Deonna
Culture

L’art et la poésie survivent sous la pure lumière de Grignan

Merveille d’une rencontre amicale posthume en un lieu que tous deux ont su magnifier en beauté et en douceur: Philippe Jaccottet et Italo De Grandi se retrouvent, avec une septantaine d’aquarelles magnifiques et des textes choisis reproduits sur les murs, à l’enseigne de l’exposition simplement intitulée «Grignan», à voir absolument (...)

Jean-Louis Kuffer
Culture

Lisez voir à l’Elysée

La dernière exposition du Musée de l’Elysée de Lausanne, un des deux seuls musées suisses consacrés à la photographie, donne le sentiment qu’on s’est trompé de porte. Au-delà même du contenu de l’exposition et du «message» de l’artiste espagnole Laia Abril, un fait s’impose: on doit lire, et non pas (...)

David Laufer
CultureAccès libre

«Hardcore» ou la subversion inclusive

A l’heure où l’idéologie woke, cette grande alliance mondiale des éveillés de tous poils, exige de chacun qu’il revendique ce qu’il est, ce qu’il aime ou ce qu’il croit, que peut bien nous réserver la visite de l’exposition «Hardcore» qui se tient dans le quartier de Soho, à Londres, depuis (...)

Olivia Resenterra