L’art au service de la paix: la collection Ghez à l’Hermitage

Publié le 31 janvier 2025
La Fondation de l’Hermitage accueille une rareté dans le monde des collections privées: les trésors du Petit Palais de Genève proviennent de la collection d’Oscar Ghez, un collectionneur sensible au destin de l’humanité et aux artistes femmes. Privilégiant l’art français de la fin du 19e et du début du 20e, la collection étonne par le nombre de chefs-d’œuvre d’artistes encore peu connus du temps de l’achat de leurs tableaux par le mécène.

Constituée sur une cinquantaine d’années, la collection offre le portrait singulier d’un homme guidé non par le marché, mais par son instinct ainsi que sa foi en l’humain.

L’audace et l’instinct

«Mon père avait confiance en son propre goût. Il ne se posait pas de questions philosophiques. Il n’a jamais été capable de me dire pourquoi il avait acheté une œuvre», m’a raconté son fils, Claude Ghez, lors de son passage à Lausanne à l’occasion de l’ouverture de l’exposition. Professeur émérite de neurosciences à Columbia University de New York, il était encore jeune lycéen dans les années 1950 quand il accompagnait son père dans ses recherches au marché aux puces et dans les galeries d’art.  Et d’ajouter que son père refusait de suivre les conseils des experts de l’époque. Il agissait avec audace, et son instinct.

Récemment veuf, ayant perdu en même temps son frère, avec lequel il était en affaires, et sa mère, Oscar Ghez a vendu en 1960 à un groupe allemand les usines de caoutchouc qui avaient fait sa fortune. Dorénavant, il se consacrerait à sa collection d’art, commencée en 1957 avec l’acquisition du Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte, un artiste d’une notoriété encore modeste.


Gustave Caillebotte, «Le Pont de l’Europe», 1876, Huile sur toile, 125×180 cm © Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Rheinisches Bildarchiv Köln.
Collectionneur et mécène, Caillebotte n’a été reconnu que tardivement comme peintre. Son jeu savant avec les perspectives a fait l’objet d’une fascinante analyse par Claude Ghez (dans l’exposition).

Des retrouvailles avec les œuvres devenues célèbres

Une boulimie d’achat s’empare du collectionneur, d’abord pour les peintres de Montmartre de la Belle Epoque, surtout de Théophile-Alexandre Steinlen – dont il possédera des centaines d’œuvres – puis pour les néo et post-impressionnistes, et enfin pour les Fauves et les peintres de Montparnasse. Il lui arrivait d’acheter des fonds d’atelier entiers. «Il s’est arrêté à l’art abstrait, qu’il détestait. Ce n’est que du barbouillage, prétendait-il», sourit Claude Ghez.

Ce qui frappe dans la très belle sélection de 136 pièces par une soixantaine d’artistes réalisée par Sylvie Wuhrmann, directrice de l’Hermitage, et ses co-commissaires Aurélie Couvreur et Corinne Currat, c’est la qualité immédiate, sensuelle, presque frontale de chacune des œuvres – avec une prédilection pour la figure humaine – comme si Oscar Ghez essayait de faire parler l’art.

Une part belle aux femmes

«Mon père aimait le contact humain, il était très sociable et prolixe. Il avait un charisme unique», déclare son fils, comme pour expliquer ses goûts hétéroclites et non-conformistes, un non-conformisme qui l’aurait amené à s’intéresser à des femmes peintres auxquelles le marché tournait encore le dos.


Suzanne Valadon, «Après le bain», 1908, Pastel, 52 x 64 cm. © Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Studio Monique Bernaz, Genève.
Autodidacte, ancien modèle, Valadon est une des premières femmes peintres à oser montrer la femme nue dans son intimité. Le Centre Pompidou lui consacre actuellement une importante rétrospective.

C’est ainsi que parmi les découvertes les plus émouvantes de l’exposition figurent un autoportrait de Jeanne Hébuterne, la compagne de Modigliani, et des nus de Suzanne Valadon, d’un érotisme discret, ou encore la cinglante fresque antimilitariste de Marevna La mort et la femme de 1917 (qui chapeaute cet article). La sulfureuse Tamara de Lempicka, l’égérie bisexuelle de l’Art déco, est présente avec un radical portrait de l’amour saphique réalisé en 1923.


Jeanne Hébuterne, «Autoportrait», 1916, Huile sur carton, 50×33,5 cm. © Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Studio Monique Bernaz, Genève.
Compagne de Modigliani, elle s’est suicidée, enceinte de leur deuxième enfant, à la mort du peintre.


Tamara de Lempicka, «Perspective ou Les Deux Amies», 1923, Huile sur toile, 130×160 cm. © Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Studio Monique Bernaz, Genève.
D’origine polonaise, elle réalise des portraits de société dans un style Art déco affirmé et entame des aventures indifféremment avec des hommes et des femmes.

L’art au service de la paix

Sur le fronton du Petit Palais, un élégant hôtel particulier néoclassique dans la vieille ville de Genève, que le collectionneur avait acquis pour héberger et exposer les milliers d’œuvres de sa collection, il avait fait graver: «L’art au service de la paix». Né à Sousse, en Tunisie, en 1905, Oscar Ghez a vécu en France, aux Etats-Unis, en Italie et en Suisse, une pérégrination imposée par la guerre en raison de ses origines juives. En hommage aux nombreux artistes de l’Ecole de Paris, immigrés comme lui en France mais qui avaient péri dans l’Holocauste, il a réalisé une importante donation de 130 tableaux à l’Université de Haïfa en 1978.


Nathalie Kraemer, «La Femme au tabouret», sans date, Huile sur toile, 146×97 cm. ©  Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Studio Monique Bernaz, Genève.
Poète et peintre, on sait peu d’elle. Elle périt à Auschwitz en 1943 et figure dans la donation Ghez à l’Université de Haïfa.

Dans le catalogue de l’exposition, la conservatrice en chef peintures et arts graphiques au musée d’Orsay de Paris, Leïla Jarbouai, écrit: «Oscar Ghez continuait à avoir foi en l’humain à travers ce qu’il produit de meilleur, à savoir l’art. L’art, qui témoigne, dénonce, sensibilise et émeut, serait un outil d’amélioration de l’humanité».

Un doux rappel face à la barbarie des conflits actuels et à l’égo démesuré des empereurs autoproclamés qui se partagent notre monde…


Théophile Alexandre Steinlen
, «La Rentrée du soir», 1897, Huile sur toile, 65×50 cm. © Association des amis du Petit Palais, Genève, Photo Studio Monique Bernaz, Genève.

L’engagement social de ce peintre parisien né à Lausanne est visible dans le choix de centaines de ses œuvres par le collectionneur Ghez. Cette rentrée du soir d’une ouvrière maquillée montre-t-elle la sortie de l’usine ou le début d’une nuit tarifée?

Le Petit Palais ferma en 2000, après la mort du mécène, en raison de coûts trop importants pour la mise en conformité du bâtiment. Les œuvres de la collection sont depuis régulièrement prêtées à des expositions temporaires, mais la singularité de celle de l’Hermitage est de nous présenter non seulement une collection remarquable, mais la personnalité d’un homme hors du commun.

«Il ne doutait en aucune manière de ses choix: c’était sa passion», nous rappelle son fils.


Portrait d’Oscar Ghez, 1991. Anonyme. © Association des amis du Petit Palais, Genève.


Trésors du Petit Palais de Genève, Fondation de l’Hermitage, Lausanne, du 24 janvier au 1er juin 2025.

A noter pour les jeudis 20 mars, 10 avril et 8 mai à 19h45: «Les Impromptus», une proposition de la Compagnie Greffe / Cindy Van Acker. Une performance chorégraphique spontanée dans les salles du musée à l’issue des visites guidées du jeudi soir.

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