Face à l’exode des soignants, il est urgent d’améliorer les conditions de travail

Publié le 27 mai 2022
Une étude de Manpower, citée récemment dans «Le Temps» (23 mai 2022), fait état d’un manque «lancinant» de personnel dans de nombreux secteurs en Suisse. Parmi eux, celui des soins, particulièrement touché par un «exode» de professionnels «épuisés par des conditions de travail peu enviables». Face à ce constat, renforcer la formation n’est pas suffisant. Il faut bien plutôt résoudre le mal à la racine en repensant la politique de financement d’un secteur marqué depuis plusieurs années par des cures répétées d’austérité.

La Suisse est souvent vantée pour la qualité de son système de santé, dont les performances «sont parmi les meilleures au monde et qui nous sont enviées loin à la ronde», selon la Revue médicale suisse. En 2018, un travail financé par la Fondation Bill et Melinda Gates avait évalué la performance des systèmes de santé dans 195 pays depuis 25 ans. Un index combinait l’accessibilité aux soins et la survie d’une quinzaine de maladies. Il progressait dans tous les pays. La Suisse était alors classée au troisième rang, après Andorre et l’Islande.

L’exode des soignants

Ce constat, tout mathématique, occulte une vérité depuis longtemps reconnue: les conditions de travail du personnel soignant helvétique ne cessent de se dégrader, créant un turnover important dans le milieu. En octobre 2017 déjà, l’organisation syndicale internationale PSI déplorait une détérioration récurrente des conditions de travail dans le secteur suisse de la santé. Ce constat faisait suite à l’instauration de la journée de 10 heures pour les aides-soignants des HUG. En clair, les professionnels de la santé sont surchargés de travail, doivent faire face à du surmenage et l’absentéisme devient un problème croissant. Epuisés, mais aussi désillusionnés face à la baisse qualitative de leur travail, beaucoup préfèrent quitter le métier.

Selon Anne-Sophie Ley, présidente de l’Association suisse des infirmières et infirmiers, citée dans Le Temps: «Depuis le début de l’année, 300 soignants raccrochent leur blouse chaque mois». Ainsi, 7’500 postes d’infirmières et infirmiers seraient vacants aujourd’hui, contre 6’000 en octobre 2021. Au total, il manquerait 13’255 postes dans le domaine des soins, tous métiers confondus (et sans tenir compte des médecins, profession où il y a également des pénuries). C’est en tout cas ce qu’indique la société X28 dans son jobradar du premier trimestre 2022. 

Dans ce domaine, la crise du Covid n’a fait qu’accroître une situation déjà largement identifiée depuis plusieurs années, et que les autorités politiques ne parviennent apparemment pas à résoudre. C’est pourtant un problème de taille, lorsqu’on sait que le besoin de soignants sera toujours plus important dans les années à venir en raison du vieillissement de la population. Les spécialistes estiment qu’il faudra 222’100 professionnels des soins en Suisse en 2029, contre 185’600 actuellement. 

La formation, un faux problème

Face à ce constat, le seul levier d’action des autorités politiques semble être la formation. La clé serait d’augmenter le nombre de diplômé-e-s pour combler les manques. Or, la formation n’est pas l’enjeu principal. L’initiative populaire «pour des soins infirmiers forts», soumise au vote le 28 novembre 2021 et acceptée par le peuple et les cantons à 61%, garantit un soutien à ce volet. Dans un rapport paru en 2019, l’Observatoire suisse de la santé soulignait également une augmentation du nombre de diplômé-e-s dans le domaine des soins et de l’accompagnement sur la période 2012-2019. «Au degré tertiaire, ce nombre est passé d’environ 1’800 à près de 3’000 (formations ES et HES en soins infirmiers). Au degré secondaire II, le nombre de titres délivrés pour les différentes voies de formation considérées est passé de 4’000 en 2012 à près de 6’200 en 2019.» Pas de quoi s’alarmer, donc, même s’il faut rester attentif. 

Améliorer les «conditions-cadres»

C’est ce que rappelle d’ailleurs l’Observatoire suisse de la santé en conclusion de son rapport précité: «L’écart entre les besoins et l’offre disponible est de ce fait essentiellement dû aux sorties précoces de la profession et aux pertes enregistrées au moment de la transition entre la formation et l’entrée sur le marché du travail.» Avant d’ajouter: «C’est pourquoi le maintien du personnel et l’extension de la durée de l’exercice professionnel jouent un rôle décisif, quand bien même les mesures doivent être poursuivies dans tous les domaines d’intervention, et si possible renforcées. Les établissements sont appelés à prendre le plus grand soin de leur personnel. Et pour leur permettre de le faire, il faut que les milieux politiques et les autorités fassent preuve de vision et mettent en place des conditions-cadres optimales.»

Mettre en place des conditions-cadres optimales, tel est donc l’enjeu véritable. Plusieurs propositions ont été avancées dans ce sens, notamment par les syndicats. Il s’agirait de revaloriser les salaires et la qualité du travail, mettre un terme aux cures d’austérité répétées, etc. Une amélioration des conditions de travail permettrait, selon toute vraisemblance, de juguler l’exode actuel des professionnels de la santé, voire de mettre en place un plan d’augmentation du nombre de soignants, bénéfique au-delà de l’hôpital.

Juste avant le début de la crise du Covid, en effet, une étude commandée par l’Association suisse des infirmiers et infirmières (ASI) concluait qu’augmenter la proportion de personnel infirmier dans les hôpitaux permettrait notamment de faire baisser la durée des hospitalisations. Une économie possible de plus de 350 millions de francs par an était avancée. Pour une raison simple: plus la proportion de personnel infirmier est élevée, plus le risque de mortalité des patients est faible et plus ils peuvent quitter l’hôpital rapidement. A l’inverse, moins il y a d’heures de soins qualifiés par jour, plus le risque d’événements indésirables augmente, ce qui péjore en retour les coûts de la santé (que les cures d’austérité sont pourtant censées diminuer). Mais cette logique, pour des raisons difficiles à cerner, semble échapper à nos décideurs.

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