«West Side Story» redux

Publié le 10 décembre 2021
Steven Spielberg l'a fait. Avec l'aide du dramaturge Tony Kushner, il est parvenu à réactualiser l'un des plus fameux shows de Broadway pour signer sa première comédie musicale. Soixante ans après le film mémorable de Robert Wise, un nouveau chef-d'œuvre qui a tout pour réconcilier les générations.

En ayant pour la première vent de ce projet, on a eu envie de crier: «Non, pas touche!» La version filmée de West Side Story par Robert Wise en 1961 était en effet déjà quasiment parfaite, au point de sembler définitive. C’est même l’un des films de chevet avoués de Steven Spielberg, qui ne s’était jusqu’ici rendu coupable que de remakes de classiques mineurs avec Always (A Guy Named Joe) et La Guerre des Mondes. Alors pourquoi vouloir absolument se mesurer à West Side Story? Par fidélité au choc reçu à l’âge de dix ans, s’en est expliqué l’intéressé, et après avoir constaté au fil des ans que le sujet n’avait pas pris une ride. Ne s’inspire-t-il pas du Roméo et Juliette de Shakespeare, pour proclamer l’inanité de luttes fratricides qui ne sont certes pas allées en s’amenuisant?

Alors oui, ceci est bien le West Side Story de Leonard Bernstein (compositeur), Arthur Laurents (librettiste), Stephen Sondheim (parolier) et Jerome Robbins (chorégraphe), revisité scène par scène et chanson par chanson avec un formidable respect pour l’original. Mais quand même aussi un West Side Story réimaginé. La séquence d’ouverture en donne la mesure, qui dévoile un quartier «insalubre» en cours de démolition pour faire place au futur Lincoln Center, écrin des arts de la scène new-yorkais – un événement réellement contemporain de sa création. Puis on voit sortir d’une roulotte de chantier un couple qui vient clairement de faire l’amour avant de rejoindre un gang de jeunes. Ceci est donc bien le New York du milieu des années 1950, mais avec en plus le recul historique d’aujourd’hui (la gentrification en cours rendra encore plus absurde la guerre des gangs entre victimes de cette évolution inéluctable) et un regard plus crument réaliste (jusque dans la caractérisation d’un jeune comparse, Anybodys, comme une personne intersexe).

Racisme interethnique

Cette fois, le conflit entre les Jets blancs-irlandais et les Sharks latinos-portoricains a des relents nettement plus racistes, avec discours sur un supposé «grand remplacement» en cours. Et quoique toujours stylisée, la violence a l’air autrement dangereuse. Quant au héros Tony, il s’est éloigné de son ami Riff, le chef des Jets, après avoir passé un an en prison pour avoir failli tuer un adversaire. Hanté par cette faute, il travaille chez Valentina, la vieille tenancière du drugstore, veuve d’une union mixte qui fut heureuse. Est-ce la raison pour laquelle il «flashe» sur Maria lors d’un bal organisé pour calmer les esprits? Las! Comme dans l’original, cet amour d’abord secret pour échapper aux foudres de Bernardo, frère aîné de Maria et chef des Sharks, ne va qu’ajouter une touche tragique au grand affrontement prévu entre les deux gangs.

Evidemment, certains esprits chagrins auraient préféré que cette nouvelle version soit réalisée par un cinéaste d’origine latino. Mais non, West Side Story est et restera à jamais le coup de génie d’un formidable quatuor juif; et même si Robert Wise fut l’exception, ce n’est que justice que ce soit Steven Spielberg qui se retrouve aux commandes. D’ailleurs, il suffit d’avoir vu plus tôt dans l’année la peu emballante version filmée de In the Heights de Lin-Manuel Miranda, nouvelle coqueluche de Broadway, pour se dire qu’on l’a échappé belle: le diktat de diversité n’assure certes pas la qualité! Avec un casting ethnique plus ou moins respecté, sans oublier Corey Stoll en flic juif (le lieutenant Shrank) qui tente vainement de s’interposer, une solide base réaliste est acquise. Mieux, les jeunes comédiens s’avèrent tous excellents, y compris l’a priori peu emballant Ansel Elgort (Divergente, Baby Driver) dans le rôle de Tony. Et tant pis dès lors si le drapeau portoricain a plutôt des airs drapeau cubain (et si c’était voulu?)…

Rita Moreno en exemple

L’essentiel, c’est de trouver la moindre séquence marquée du sceau de la maestria qu’on connaît à Spielberg. La scène du balcon (Tonight) rejouée par Tony et Maria sur les escaliers de secours, le comique «Gee, Officer Krupke» par les Jets au commissariat, sous le regard d’une prostituée, ou «I Feel Pretty» dans un grand magasin où les filles officient de nuit comme nettoyeuses, sont à chaque fois de modèles de jeu d’acteur aussi bien que de découpage. Et si «One Hand, One Heart» flirte avec un certain kitsch spielbergien, sa reformulation dans l’église médiévale reconstituée du Cloisters Museum de Washington Heights ne manque pas d’allure. C’est le dynamisme de la mise en scène, autant que la nouvelle chorégraphie de Justin Peck et l’abattage d’Ariana DeBose (Anita, la fiancée de Bernardo), qui fait exploser le grand numéro de rue «America» tandis que c’est sa retenue dans les scènes intimistes qui rend poignante le «Somewhere» audacieusement réassigné à la vieille Valentina.
On peut d’ailleurs affirmer que c’est avec ce rôle inédit, venu remplacer le Doc masculin de l’original, que ce nouveau «West Side Story» trouve son véritable cœur. Conçu sur mesure pour Rita Moreno, authentique trésor national portoricain (déjà 70 ans de carrière!) qui jouait Anita dans le film de 1961, il donne la mesure du temps passé comme de la profondeur acquise par le cinéaste. Un auteur chez qui l’appel humaniste de l’œuvre originale à enfin apprendre à vivre en paix ne pouvait que résonner fortement – même si elle signifie aussi bien l’utopie toujours inaccessible d’un melting pot américain vraiment réussi.


«West Side Story», de Steven spielberg (Etats-Unis, 2021), avec Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose, David Alvarez, Mike Faist, Rita Moreno, Corey Stoll, Brian d’Arcy James, Josh Andrés Rivera, Iris Menas. 2h36

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