Visite méditative et enchantée au centre Paul Klee de Berne

Publié le 13 août 2021
Dans «Paul Klee, jusqu'au fond de l'avenir», qui vient de paraître aux Editions Arléa, Stéphane Lambert nous entraîne sur les traces de l’artiste, entre réalité quotidienne et mythologie immémoriale, questionnant le lien entre le paysage montagneux, l’ancrage au sol et la vision lunaire de l’artiste.

Une grande partie du charme de ce petit livre tient à la qualité et au nombre de ses reproductions. De page en page, les 35 dessins, aquarelles et peintures de Klee irradient littéralement. C’est fascinant et c’est de cette fascination que Stéphane Lambert nous entretient. Né en 1974 à Bruxelles, cet essayiste a pour ambition  de  comprendre de l’intérieur les mécanismes créateurs. Après avoir écrit sur Claude Monet, Nicolas de Staël, Marc Rothko ou encore Francisco de Goya, il explore dans ce nouvel ouvrage la nébuleuse Paul Klee.

C’est donc à Berne, où Paul Klee (1879-1940), d’origine allemande, est né et enterré, que Stéphane Lambert nous entraîne, questionnant le lien entre le paysage montagneux, l’ancrage au sol et la vision lunaire de l’artiste, entre réalité quotidienne et mythologie immémoriale. Cent mètres séparent la sépulture de Paul Klee de la fondation qui porte son nom: cette proximité entre la réalité concrète de la mort et l’éternelle vitalité de sa création est au cœur de ce voyage.

La logique du chaos

La vision de l’auteur est phénoménologique, rêveuse, divagante, et dérive de vignettes impressionnistes jusqu’à de rayonnantes images auratiques, images opposant un peuple de fantômes à des structures occultes, des icebergs invisibles à un irrépressible fourmillement intérieur. C’est sur ce murmure, cette façon d’habiter tout entier l’acte de peindre, de chercher l’harmonie au milieu des batailles, une logique dans le chaos, qu’il glose. Grand lecteur, Klee a digéré bien des savoirs. C’est ce qui nous donne à décrypter dans chacune de ses œuvres une cascade d’autres possibles. Ecrivant de la main droite et peignant de la main gauche, il use de formes élémentaires: triangle, arc, cercle, et c’est avec ce peu qu’il révèle la teneur démiurgique des contours de notre vie, qu’il remonte le fil de la lumière et traque l’infini. Et Lambert se sent comme titubant devant tant d’indéfini, de pensées fugitives, d’œuvres sans centre et si omniscientes. Comment le monde fait-il pour tenir tout entier dans de si petites surfaces, se demande-t-il?

On accède au Centre Paul Klee de Berne par un chemin en spirale. Dans le grand cimetière de la Schosshalde qui le jouxte, Stéphane Lambert dégage la neige qui recouvre l’épitaphe du maître: Ici-bas nul ne peut me saisir… Du cimetière, il se rend au bâtiment dessiné par l’architecte Renzo Piano, noyé dans le décor, formant comme trois collines qui se confondent avec le terrain, le transforment en sculpture.

Faisant écho aux innombrables activités de Paul Klee en tant que peintre, musicien, enseignant, écrivain et philosophe, le Centre Paul Klee, avec ses quatre mille œuvres,   possède la plus grande collection au monde de tableaux, aquarelles et dessins de l’artiste.

Stéphane Lambert trace un parallèle entre Albert Einstein, qui a lui aussi habité et travaillé à Berne, et Klee, les deux hommes ayant été en quête d’une relativité absolue. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a ni repos ni mouvement. Et devant les  autoportraits  exposés, l’auteur nous dit que Klee, malgré son constant usage de l’ironie, face à son reflet, cherchait à recoudre ce qui était décomposé, à redonner aux fragments de lui-même une unité  transcendantale.

Des œuvres fragiles

Stéphane Lambert décrit l’atmosphère feutrée du lieu d’exposition, en harmonie avec la tempérance que Klee cultivait dans son travail. Leur fragilité particulière ne permettant pas  d’exposer en permanence les mêmes œuvres, il y a roulement, à raison de 120 à 150 pièces à la fois. Nouvelles techniques, papiers et supports variant beaucoup, certains ultra sensibles à la lumière, l’éclairage est réduit, allant de 50 à 100 lux. Et Stéphane Lambert aime l’idée que les regards portés par les visiteurs sur les œuvres les fatiguent.

Comme la fonte des neiges libèrent les eaux de leur étreinte de glace, les œuvres se tâtent, hésitent sur leur propre destin. Elles ne décrivent jamais leur objet, elles en montrent l’essence. Elles diluent les regards scrutateurs, ne représentent rien mais suggèrent tout, analyse l’auteur. C’est comme une pratique musicale dans laquelle rien ne serait énoncé et tout serait fredonné, un savoir-faire qui laisserait agir. Les formes ne sont jamais cernées, elles ont une respiration ample. Dès son entrée au Bauhaus, la plus fameuse école d’art de l’époque, Klee mit l’expérimentation technique et le fonctionnalisme au service de ses propres obsessions: radiographie de tous les tissus vivants, somnambulisme expérimental, géométrie des tensions, exploration de l’inconnaissable, spectres de l’entre-deux mondes, infini des nervures qui font  l’armature du réel.

Le dernier matin de son séjour, Stéphane Lambert se réveille en pensant que l’art est essentiellement nostalgie. Il chemine donc le long de cette idée, passant de la nostalgie de ceci à la nostalgie de cela, et il raconte en chemin que lorsqu’on lui a demandé quelle personnalité avait été Paul Klee, il fut incapable de répondre car pour lui les artistes, la psychologie n’étant pas leur affaire, échappent par nature à ce genre de classification. Klee, lui semble-t-il, s’était délivré de son individualité et par ses pratiques  avait démultiplié son être à l’infini.


«Paul Klee, jusqu’au fond de l’avenir», Stéphane Lambert, Editions Arléa, 115 pages.


Le Centre Paul Klee de Berne 

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