Un «tombeau» pour les années fric

Publié le 28 mai 2021
Sorti dès le lendemain du déconfinement, «The Nest» de Sean Durkin a été sacrifié chez nous dans l'indifférence critique la plus totale malgré son Grand Prix du Festival de Deauville. Dommage, car ce retour inattendu sur les années 1980 sidère par une magie propre au 7e art et confirme un auteur majeur.

Un chef-d’œuvre qui passe inaperçu? On en était presque venu à penser qu’avec tous les relais et filtres que constituent les festivals et une critique mondialisée, ce n’était plus possible. Mais la crise du Covid a changé la donne. Prenez The Nest, deuxième opus de Sean Durkin, un film indépendant dont les visions de presse ont été annulées en novembre dernier. Sorti à la va-vite par un distributeur échaudé du fait de son échec en Suisse allemande au printemps dernier (3100 entrées), il n’en aura enregistré que 1300 de plus en Suisse romande. Bref, un four, qui passera inaperçu dans la déferlante de films qui sortent n’importe comment ces jours-ci et parmi lesquels seul Drunk de Thomas Vinterberg semble vraiment tirer son épingle du jeu. Mais où était donc la critique romande? Aux abonnés absents, comme trop souvent…

Ce qu’elle a manqué – et que nous tenterons de rattraper un minimum ici – c’est un film du calibre de Phantom Thread de Paul Thomas Anderson ou de Foxcatcher de Bennett Miller, auxquels la beauté de sa mise en scène nous a fait penser. Aussi délibérément inactuel que ces deux films majeurs du cinéma américain récent, The Nest se présente comme un retour discret sur ces années Reagan-Thatcher de l’argent-roi qui nous ont solidement installés sur notre pente actuelle. Discret, parce que le récit prend la forme d’un drame familial et que rien n’y est souligné, pas même le conflit central entre une ambition dévorante et un besoin d’enracinement trop négligé.

Dérégulations financières et crise familiale

 Dans une tranquille banlieue résidentielle américaine et sa maison avec deux voitures garées devant, un homme passe un coup de fil qui va bientôt bouleverser la vie de sa famille. Courtier anglais marié à une professeure d’équitation américaine, Rory O’Hara (Jude Law) a la bougeotte. S’il a accepté que leur dernier déménagement rapproche Allison (Carrie Coon) de ses parents, cette fois, il est bien décidé à faire le grand saut du retour au bercail pour profiter pleinement des nouvelles opportunités financières. Et lorsque sa femme, leur grand fille Sam et leur plus jeune fils Ben le retrouvent en Angleterre, il a déjà fait l’acquisition d’un manoir près de Londres «où Led Zeppelin a enregistré un disque». Mais tandis qu’il retrouve la banque d’investissements de son ancien patron dans la City, auréolé d’une réputation de golden boy, les siens peinent à s’intégrer dans leur nouvel environnement, entre une maison beaucoup trop spacieuse et des écoles privées qui les tiennent à l’écart de toute vie sociale. Puis c’est le cheval Richmond qui dépérit…

Inclassable, ce récit n’a rien d’un thriller, d’un fantastique gothique ou d’un psychodrame, ces genres qui sont devenus autant d’oreillers de paresse pour le cinéma (et ses commentateurs). Dans un premier temps, on n’y assiste apparemment qu’à des scènes de la vie quotidienne. Pourtant un signe ne trompe pas: on se sent vite étrangement bien dans ce film, avec son rythme plus posé que de coutume, une attention rare au décor, au son (première musique originale de Richard Reed Parry, du groupe Arcade Fire) et à la lumière (réglée par le chef opérateur hongrois Mátyás Erdély, collaborateur de Kornél Mundruczó et László Nemes) qui donne envie de s’attarder sur le moindre plan, toujours soigneusement composé. Et toute cette précision devient un écrin pour les comédiens. D’abord un Jude Law dont le charme naturel laisse bientôt entrevoir des failles préoccupantes, mais surtout la révélation Carrie Coon, actrice de théâtre et de télévision qui explose enfin sur grand écran (après des seconds rôles dans Gone Girl, Widows et The Post) dans un rôle qu’elle enrichit de mille facettes.

Film à combustion lente

 Evidemment, le plan de fusion transatlantique imaginé par Rory et le bonus mirifique qu’il en attendait ne se matérialiseront jamais. Le train de vie familial s’avère vite insoutenable, alors même que tous les autres se seraient contentés de bien moins, sauf que Rory est prisonnier d’un vieux scénario de revanche de classe plus fort que lui. Et le film de monter en puissance avec chaque nouvelle scène de confrontation (Rory et son patron, Rory et sa mère, Rory et son épouse, Rory et son collègue-ami), jusqu’au soir des retrouvailles. Au chauffeur de taxi qui le ramène au «nid», le yuppie raconte enfin sa fatigue de «faire semblant d’être riche», lui qui n’a plus un sou. Et l’autre de planter là, en rase campagne, ce client qui vient de s’avouer menteur et insolvable…

Alors oui, tout le film relève de l’art du slow burn, mais du coup, quel feu d’artifice final! L’auteur ne s’en cache pas, son scénario convoque ses propres impressions d’enfant trimballé entre son Canada natal, l’Angleterre et New York, revisitées à travers des angoisses plus adultes. Le garçon victime de harcèlement, l’adolescente dépressive soucieuse de popularité, c’est sûrement lui; mais tout autant cette mère pourtant solide qui commence à perdre pied et ce père insatiable qui découvre l’inanité de son rêve. On retrouve là une capacité peu commune à investir profondément le moindre personnage de sorte à ce que tout sonne juste, déjà repéré dans son premier film Matha Marcy May Marlene (2011) qui traitait de la difficulté à s’extraire d’une secte. Formellement, le saut qualitatif n’en est pas moins impressionnant, qui place désormais Durkin parmi les auteurs dont il y a le plus à attendre.

Le jury du dernier Festival de Deauville, présidé par… Vanessa Paradis, ne s’y est pas trompé en lui attribuant son Grand Prix en septembre dernier. Mais le coup de pouce n’aura clairement pas suffi en cette année si particulière. Y a-t-il encore de la place pour un cinéma aussi libre et exigeant, ni formaté ni m’as-tu-vu? Il faut l’espérer, pour que, au milieu de tant de fausses valeurs montées en épingle, ce cinéaste surdoué puisse à présent bâtir l’œuvre qu’il mérite.


«The Nest», de Sean Durkin (Royaume-Uni – Canada – Etats-Unis, 2020), avec Jude Law, Carrie Coon, Oona Roche, Charlie Shotwell, Michael Culkin, Adeel Akhtar, Wendy Crewson, Anne Reid. 1h47.

 

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