Passions et manies d’écrivains

Publié le 5 novembre 2021
Dans son nouvel ouvrage, Thierry Le Rolland dérive avec jubilation autour du fait indéniable que pas mal d’écrivains ont des lubies, des tics, sont dévorés par une marotte, une idée fixe, se passionnent de façon exclusive pour un type d’objet ou de phénomène naturel. Il y examine entre autres les cas Stendhal, Alfred Jarry et Vladimir Nabokov.

Jarry a donné à la bicyclette un rôle important dans plusieurs de ses livres tels que Le Surmâle et La Passion considérée comme une course de côte. Pour lui, bien plus qu’un plaisir, elle était un engin libérateur. «L’homme, s’est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même. Le cycle est un nouvel organe, c’est un prolongement minéral du système osseux de l’homme.» Et elle était tout autant une  émotion esthétique, vitesse, soleil, lumière, impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu’on n’en retienne que la résultante et surtout qu’on vive et ne pense pas. Oui, lui  est de ceux qui se servent «de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes». En septembre1898, aux obsèques de Stéphane Mallarmé, il suit le cortège funèbre sur sa bicyclette, avec aux pieds, une paire de chaussures de femme brillantes de couleur jaune. Il s’amusa également à accrocher une cloche de tramway sur son guidon pour prévenir les gens de son passage. Il boit aussi beaucoup et tout le temps, mais à l’époque l’alcool n’est pas considéré comme néfaste pour la performance physique. Il déclare par exemple un jour: «Ma-da-me. Nous avons fait du quarante! Nous ne sommes nullement fourbus car nous mangeâmes, hier, la grosse entrecôte, et nous bûmes près de quatre litres de vin blanc, plus notre absinthe pure.» 

Les pseudonymes de Stendhal

Stendhal, dont la devise était MFT (Me Foutre de Tout), multipliait les pseudos. Tout comme dans ses récits, il ne s’appesantit jamais et n’hésite pas à changer de vitesse selon les exigences du terrain, il use d’une foultitude de noms. Entre autres, il termine pratiquement chacune de ses lettres d’une signature différente car tout comme Napoléon, qu’il admirait tant, faisait et défaisait les pays, Henry Beyle fait, défait et refait sa vie, la sienne et celle de ses héros imaginaires. Aujourd’hui, les spécialistes vont jusqu’à lui  attribuer l’usage de 350 pseudonymes! C’est vraiment l’un de ses traits caractéristique et ses multiples pseudonymes vont du nobiliaire au populaire, du militaire au pur burlesque, de l’italianité au cosmopolitisme absolu.

Nabokov et les papillons

Dans un entretien de 1963, Nabokov dira qu’en 1907, c’est le papillon qui a choisi l’enfant. Il a sept ans et commence à lire les livres de son père sur le sujet, s’abonne à des revues russes et anglaises. Il continuera les années suivantes, développant un vaste savoir sur les papillons, un goût pour le détail et tout un imaginaire autour des lépidoptères.

Cela lui fit découvrir que les plaisirs qu’il cherchait dans l’art étaient aussi dans la nature, dans les mystères du mimétisme animal, dans la gratuité de la beauté d’une espèce. Il  poursuit cette quête toute sa vie, en parallèle avec ses activités littéraires: «Mes plaisirs sont les plus intenses que puisse connaître l’homme: écrire et chasser le papillon», avouait-il. Miracle de la nature où se mêlent «enchantement et supercherie», à cause des dessins étonnants que portent les ailes pour tromper les prédateurs, la vie des papillons est comme le miroir naturel de l’œuvre de Nabokov. De 1899 à 1977, quel voyage! La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Etats-Unis, la Suisse… qui dit mieux? Changement radical de monde, deux guerres, une révolution, et il va insister constamment, quelles que soient les pressions sociales, sur le fait que l’art ne peut s’expliquer que par l’art. Le jeu d’échecs, le tennis et les papillons sont inscrits sur son blason comme un défi à tout esprit de groupe. Etre papillon? Et réellement, pas en rêve? C’est prendre parti pour l’éphémère, le souffle, la solitude aux lisières, là où le temps vous glisse à l’oreille, en douce, qu’il n’existe pas. Au Montreux Palace hôtel, où il s’est installé avec son épouse Véra dès 1961, il dessine des papillons sur les abat-jours et sur le carrelage de la salle de bain, et il épingle 4323 papillons alpestres conservés dans 43 cadres au musée de zoologie de Lausanne.

Fécondes manies

A la fin de sa vie, August Strinberg passait l’essentiel de son temps à photographier le ciel au-dessus de Stockholm. Il réalisa des milliers de clichés qu’il nommait «ses célestographies». Zola, fit de même, mais lui, c’est sa maitresse et ses deux enfants adultérins qu’il mitraille. Dans le cas des cannes à pêches d’Ernest Hemingway, le lien avec l’œuvre saute aux yeux. Il en est de même pour le canot de Maupassant ou la yole de Mallarmé. Eluard collectionnait les cartes postales, Valérie Larbaud, des soldats de plomb, Svevo rêvait d’être capable de cesser de fumer et Julien Gracq d’être un as au lancer de boomerang. C’est génial. Des passions, des manies, et on ne s’en lasse pas. Pierre Lotti qui multiplie les costumes, le plus réussi étant de ne pas en mettre; Leopardi et les crèmes glacées siciliennes; Fourier et les fleurs; Caillois et les pierres; Jünger et les sabliers.

De quoi s’autoriserait-on pour séparer les auteurs de leurs passions? En ces temps crépusculaires, il y a quelque chose de vraiment rafraichissant et de ludique à se plonger dans le vaste domaine de toutes ces manies plus ou moins gratuites et si fécondes.


«Les Papillons de Nabokov, le boomerang de Gracq», Thierry Le Rolland, Editions Arléa, 136 pages.

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